Genève et le blanchiment: soixante ans d’affaires sombres

Genève, vue du siège de la banque de commerce et de placements (BCP), branche helvétique de la Banque de crédit et de commerce international (BCCI).

Genève, vue du siège de la banque de commerce et de placements (BCP), branche helvétique de la Banque de crédit et de commerce international (BCCI).

Impressum

Textes: Roland Rossier
Vidéos: Aymeric Dejardin, Sébastien Contocollias, Roland Rossier
Illustrations: Christian Murat, ASL, Jean-Claude Curchod, Laurent Kasper-Ansermet, agences
Rédaction photo: Enrico Gastaldello, Ester Paredes
Réalisation web: Lorraine Fasler
Correction: Alejandro Sierra

Date de publication: 9 mars 2019

Le 13 mars 2009, la Suisse lâchait le pan principal du secret bancaire en abandonnant la subtile distinction entre «évasion fiscale» et «fraude fiscale». Elle pliait face aux coups de boutoir des États-Unis et de l’OCDE. Et c’est le conseiller fédéral en charge des Finances, l’Appenzellois Hans-Rudolf Merz qui, tel un Winkelried poussé par les autres membres du Conseil fédéral, a eu la mission de l’annoncer au peuple.

Dix ans après, que reste-t-il de ce secret sur lequel la Suisse, et Genève en particulier, a bâti une partie de sa prospérité? Pourquoi cette disposition ancrée dans une loi, en 1934, et précisant que tout employé de banque livrant des informations sur son client était passible de prison et d’une grosse amende, a-t-elle pareillement résisté? Pourquoi autant d’affaires financières ont-elles éclaté à Genève ces soixante dernières années? Dans ce dossier, l’éclairage historique est indispensable. Avant de savoir où aller, il faut savoir d’où on vient.

C’est souvent le cas, dans les pays comme dans les entreprises ou les familles: les problèmes apparaissent suite à des tensions. À la fin de la Grande Guerre, la plupart des États sont exsangues. Neutre, la Suisse peut commencer à héberger les grandes fortunes européennes. Mais des responsables politiques de plusieurs pays vont mettre sur la table la question de la fiscalité. Elle est notamment traitée par la toute jeune Société des Nations, créée à Genève en 1920.

Selon Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’Institut de relations internationales et stratégiques, les riches Français étaient alors nombreux à placer leurs fonds dans les banques genevoises. Auteure avec Carole Gomez d'Argent sale, à qui profite le crime?», publié l’an dernier chez Eyrolles, la chercheuse française ajoute que de nouvelles crispations vont se faire jour avec la montée des populismes, dans les années 1930.

«Le 13 mars 2009, la Suisse lâchait le pan principal du secret bancaire en abandonnant la subtile distinction entre «évasion fiscale» et «fraude fiscale»»

Trois banquiers arrêtés à Paris

En octobre 1932, la police française arrête à Paris trois cadres de la BCB (Banque commerciale de Bâle). Les trois Suisses s’étaient rendus dans la capitale française pour verser les dividendes de riches clients en indélicatesse avec le fisc. Les limiers parisiens saisissent une liste de clients comportant 1018 noms, dont ceux de personnalités renommées. Le torchon brûle entre Berne et Paris. Et cette affaire, couplée avec les mouvements importants de fonds amenés par des juifs fuyant les persécutions nazies, va déboucher sur l’introduction du secret bancaire.

«Les limiers parisiens saisissent une liste de clients comportant 1018 noms»

Années 1960: déjà, des tensions avec Paris et Washington

Après la guerre, les affaires reprennent. L’Europe se reconstruit. C’est le début des Trente Glorieuses. Dans les années 1960, les habitants des pays occidentaux rêvent de posséder une automobile, un aspirateur, une machine à laver le linge, une télévision. Sur 100 ménages genevois, 11 possèdent un frigidaire en 1950 et 55 en 1960. En France, les années de la décolonisation inquiètent les personnes fortunées. Beaucoup de citoyens de l’Hexagone ont placé des fonds à l’abri dans les coffres genevois ou ont acheté des immeubles en se dissimulant derrière la forme juridique de la société immobilière, protégeant l’anonymat. La Guerre d’Algérie fait encore rage.

La question du secret bancaire helvétique rebondit de temps en temps. En 1962, l’ambassadeur de Suisse à Paris fait part de son inquiétude. Dans une lettre estampillée «très confidentiel» adressée à ses chefs à Berne, Agostino Soldati résume un entretien qu’il a eu avec Maurice Couve de Murville. Au cours de leur discussion, les deux hommes abordent la question de l’argent des Français en Suisse. « Il est probablement peu d’hommes influents, écrit le diplomate, issus d’un milieu social moyen ou élevé représentatifs pour les partis du centre ou de la droite (même du centre gauche) qui n’utilisent ce système de fait ». Les Français usent du secret bancaire beaucoup plus que les ressortissants de tout autre pays, assure Agostino Soldati, avant de souligner que «tous les dirigeants souhaitent secrètement qu’il soit maintenu!»

«Les Français usent du secret bancaire beaucoup plus que les ressortissants de tout autre pays»

De leur côté, les États-Unis deviennent la plus grande puissance économique mondiale. Sur le plan politique, ils ont des démangeaisons. Et ils suivent de très près ce qui se passe en Amérique latine, qu’ils considèrent comme leur chasse gardée. À Cuba, le régime du dictateur Fulgencio Batista vacille. En janvier 1959, Fidel Castro, Che Guevara et leur petite armée le chassent du pouvoir. Dans son sillage, les caïds de la pègre américaine qui s’étaient installés sur l’île doivent rapidement plier bagage. Meyer Lansky, le banquier de la mafia, est contraint d’imaginer de nouveaux circuits pour recycler l’argent du crime.

Et il va rapidement découvrir qu’une banque genevoise est prête à l’accueillir : la BCI (Banque de Crédit International). Cet établissement voit le jour à Genève, le 1er mai 1959, «à seize heures et quarante-cinq minutes» exactement, selon l’acte notarié. Maître Gustave Martin accueille les futurs actionnaires, deux personnes physiques et deux personnes morales.

Homme politique africain

En premier lieu, le fondateur, l’Autrichien et réfugié de Hongrie Tibor Rosenbaum, qui n’est pas encore banquier. Puis Samuel Scheps, un financier suisse. Le professeur français Henri Laufenburger et l’homme de loi genevois Pierre Audeoud montent aussi à bord. Mais l’actionnaire qui sera à l’époque le plus important est l’avocat neuchâtelois Charles-André Junod qui aujourd’hui ne souhaite pas revenir sur ce sujet en raison du secret professionnel. Ce juriste représentera aussi, aux côtés de son confrère Jaques Guyet, l’une des deux sociétés actionnaires, Afrisag SA. La seconde, Helvis SA, est représentée par un autre homme de loi, l’avocat genevois François Brunschwig.

En juin 1960, un homme politique du Liberia, futur président du pays, entre à son tour au conseil d’administration de la BCI. Il s’agit de William Tolbert, à l’époque totalement inconnu de la place financière suisse. Dans son pays, William Tolbert est cependant déjà le numéro deux de l’État, juste derrière William Tubman. Les affaires de la banque se déroulent à satisfaction. Meyer Lansky est un client fidèle. Le Liberia est en pleine expansion: sa flotte commerciale est immense par rapport à la taille du pays.

Tibor Rosenbaum se profile aussi comme un fervent soutien d’un jeune pays, Israël. Il est proche de plusieurs entités fournissant de l’aide financière à cette nation, à l’exemple d’Israël Corporation. En 1972, le banquier allemand Wilhelm Hankel, futur directeur général de Helaba (Hessische Landesbank), monte aussi à bord et achète 36,42% du capital de la BCI pour 30 millions de Deutsche Mark. Son but? Ancrer Helaba dans un réseau financier international.


Meyer Lansky, le banquier de la mafia

Rothschild attaque

Mais tout va se gâter, très vite. En octobre 1973, le premier choc pétrolier va déboucher sur une crise économique. Un mois plus tard, Meyer Lansky est arrêté à Miami et prévenu de fraude fiscale. Tibor Rosenbaum perd un gros client. Et en 1974, Helaba réclame soudainement la récupération de son paquet d’actions. Les dirigeants de la banque paniquent. L’établissement genevois est contraint de fermer ses portes, à la fin d’octobre. Des créanciers se fâchent. En janvier 1976, un homme d’affaires algérien, Fouad Moustafa Nashat, alerte le parlement genevois et évoque un trou de plus de 345 millions de francs! La justice s’en mêle. Et Tibor Rosenbaum est attaqué au pénal par la firme Israël Corporation, une entité forte de 100 millions de dollars collectés au sein de la diaspora pour fortifier le jeune État d’Israël. Edmond de Rothschild, qui préside Israël Corporation, est furieux d’apprendre que cet argent avait été transféré dans les coffres de la BCI. Une liquidation est ordonnée. Aux États-Unis, on suit attentivement, dans certains cercles financiers, cette saga. Tout comme en France, car des milliers d’épargnants ont perdu leur argent dans ce krach.

«En octobre 1973, le premier choc pétrolier va déboucher sur une crise économique»

Jean Ziegler, bête noire des banquiers

La multiplication d’affaires comportant des fonds cachés dans les banques suisses fâche les Américains. En 1973, les deux pays jettent les bases d’un traité d’assistance mutuelle en matière criminelle. À travers ce texte, entré en vigueur en janvier 1977, la Suisse accorde aux États-Unis une assistance judiciaire en matière fiscale dans les cas graves touchant au crime organisé. Le traité permet donc une entraide sur des délits non punissables en Suisse. Une brèche est ouverte. Elle ne se refermera plus.
En 1976, le sociologue Jean Ziegler, bête noire des banquiers, publie «Une Suisse au-dessus de tout soupçon», créant un grand débat public à Genève.

En avril 1977, un scandale secoue Credit Suisse: les responsables de son agence de Chiasso (TI) se rendaient en douce à Milan pour y recueillir l’argent de riches Italiens qui voulaient échapper au fisc et se prémunir de la chute de la lire. Le mois suivant, l’un des cinq associés de la banque privée Leclerc & Cie se suicide. L’établissement sombrera un peu plus tard en raison d’une mauvaise gestion et d’investissements immobiliers désastreux en Valais. Les banquiers doivent réagir. Occuper le terrain. En juillet 1977, une convention de diligence est signée entre la Banque nationale suisse et l’Association suisse des banquiers. Ce contrat a pour but d’établir l’identité des clients lors de l’acceptation de fonds. Mais les affaires se multiplient.

La débâcle d’un géant bancaire: le scandale de la BCCI

Les années 1980 battent leur plein. À Genève, c’est la surchauffe. L’actualité est dominée par d’incroyables opérations immobilières. Mais, en Floride, une importante opération de police va déboucher sur un des principaux scandales bancaires du XXe siècle, celui de la BCCI (Banque de Crédit et de Commerce International). Considéré dans les années 1980 comme l’un des dix groupes privés les plus gros du monde, cet établissement international est acculé à la faillite pour avoir trempé dans plusieurs affaires de blanchiment d’argent de la drogue. Pour infiltrer ces réseaux financiers pourris, deux agents de la DEA (Drug Enforcement Administration, l’agence antidrogue américaine) se font passer pour des financiers véreux. Tant les membres du cartel de Medellin que des cadres de la BCCI tombent dans le panneau. Après avoir patiemment gagné leur confiance, les limiers se muent ensuite en tourtereaux, conviant une centaine de connaissances, dont des banquiers et des narcotrafiquants, à leurs fiançailles, en Floride. Un cortège de limousines accueille les invités, à leur descente d’avion, pour les conduire au lieu des festivités, dans les quartiers chics de Tampa. Mais la surprise est de taille pour les convives: en descendant des berlines, ils sont délestés de leurs verres de champagne puis menottés par une escouade d’agents de la DEA!

L’affaire est planétaire. Actionnaire important de la banque, le sheikh Zayed bin Sultan al-Nahyan, fondateur des Émirats arabes unis, perdra deux milliards de dollars dans cette déconfiture. Le tsunami ébranle la City de Londres, des paradis fiscaux, le Panama du dictateur Manuel Noriega, le Pakistan… Une vague ira submerger un acteur de la place financière genevoise: la BCP (Banque de Commerce et de Placements) alors située à la rue de Chantepoulet.

Après sa chute et au fur et à mesure que la planète finance découvre l’étendue des pertes, la BCCI est affublée du sobriquet “Banque des Crapules et de la Cocaïne Internationale”. Des enquêtes seront ouvertes, aux quatre coins de la planète, et en particulier aux États-Unis, où une commission sénatoriale coprésidée par le futur ministre des Affaires étrangères John Kerry met en lumière les agissements des dirigeants de la BCCI.
L’émir Zayed a été avant tout abusé par le patron du groupe, le Pakistanais Agha Hasan Abedi. Rusé, ce dernier parvient à convaincre l’émir de devenir dès le départ, en 1972, l’un des actionnaires de la banque. Abu Dhabi prend une participation de 20% au capital.
Le groupe financier joue à fond la carte de «la banque des pays émergents du Sud», capable d’être une alternative aux géants anglo-saxons ou helvétiques. Et cela fonctionne. La BCCI sera présente dans 73 pays. En Suisse, la BCP occupe 85 personnes, dont 55 à Genève, où elle est établie depuis 1963. Les Genevois découvrent avec stupéfaction l’étendue du désastre.

«Après sa chute et au fur et à mesure que la planète finance découvre l’étendue des pertes, la BCCI est affublée du sobriquet “Banque des Crapules et de la Cocaïne Internationale"»

Un important acteur du négoce international disparaît de la scène genevoise dans le sillage de ce scandale: en 1991, les frères pakistanais Gokal, négociants en pétrole, quittent précipitamment leurs bureaux de Rive avant de sombrer à leur tour. La vie aventureuse de Mustafa, Abbas et Murtaza Gokal, des musulmans chiites nés en Inde avant de s’installer en Irak puis au Pakistan est stoppée, net. Et leurs rêves de créer une société maritime internationale notamment ancrée à Genève se dissipent. On appelle cela des dommages financiers collatéraux.

Lieutenant de Pablo Escobar

Pour se développer, Abedi frappe à la porte de ses actionnaires, et en particulier au palais de l’émir. À chaque augmentation de capital, Abu Dhabi répond présent. Sans sourciller. Selon les estimations des enquêteurs américains, le plus puissant des sept émirats deviendra au final, au moment de la banqueroute, pratiquement le seul actionnaire du groupe en perdition. En plus des 2 milliards de dollars que le sheikh Zayed a dû éponger pour calmer les derniers créanciers, Abu Dhabi aura englouti 4 milliards de dollars.

Quant à la CFB (Commission fédérale des banques), ancêtre de la FINMA, elle «s’empare» du dossier sur le tard. Comme la grêle après les vendanges, ce n’est que le 4 mai 1992 qu’elle publie son «rapport d’enquête». Tout a été dit et écrit depuis belle lurette. La CFB se fend d’un communiqué hallucinant où elle arrive à la conclusion que «la BCP avait été utilisée d’une manière très grave par le groupe de la BCCI pour accomplir des desseins frauduleux». «En outre, la BCP a été entraînée en 1988 par une société dans une opération de blanchiment de fonds provenant de la drogue, comme l’ont montré les recherches entreprises par des autorités étrangères». En conclusion, la CFB demande à la BCP, à l’avenir, «d’observer avec la plus grande minutie son devoir de diligence lors de l’ouverture de comptes». En clair, d’appliquer les lois!

Pourtant, dès avril 1988, des rapports officiels américains évoquent des visites, des liens et des transactions financières entre des représentants des cartels colombiens et des employés de la BCP. Des émissaires de «Don Chepe», un des lieutenants de Pablo Escobar, se rendent en Europe pour évoquer les manières de blanchir les fonds en Suisse. Pourquoi la CFB n’a-t-elle pas agi plus tôt? Mystère. Il faudra qu’un jour un historien rompu aux affaires bancaires se penche sérieusement sur le fonctionnement du gendarme suisse des banques à cette époque.

Et qu’est devenue la BCP? En novembre, elle passe sous le giron du groupe turc Cukurova, l’un des principaux conglomérats du pays.

Développement à Dubaï

Aujourd’hui, la BCP possède deux succursales, une au Luxembourg et l’autre à Dubaï. Trente ans après l’éclatement d’une affaire qui avait considérablement terni la réputation des émirats, et de l’émir d’Abu Dhabi en particulier, l’établissement genevois se développe, paradoxalement, dans la récente capitale financière du Golfe. La BCP s’y est établie en 2006. Et, en 2013, elle s’est dotée des autorisations nécessaires pour se lancer aussi dans la gestion de grandes fortunes émiriennes ou des riches résidents locaux, dans une des régions où les banques genevoises prospèrent le plus.

À Genève, d’autres affaires éclatent dans les années 1980. Mais c’est celle de la «Lebanon Connection» qui va faire bouger les lignes sur le plan national. À la fin de 1988, les enquêteurs tessinois démantèlent un vaste réseau de blanchiment d’argent de la drogue. Leurs investigations s’étendent à d’autres sociétés. Le mari d’Elisabeth Kopp, alors conseillère fédérale chargée du Département de justice et police, siège au sein d’une entreprise sous enquête. La femme politique l’avertit et incite son époux à démissionner. Un coup de fil qui obligera la première conseillère fédérale que la Suisse ait connue à quitter ses fonctions au début de 1989. La Suisse est sous le choc.

© Tamedia