Une plongée miraculeuse

Il reçoit le visiteur à la porte de la nouvelle exposition du Musée d’art et d’histoire, “César et le Rhône”. Tête haute, l’air fier, mais un genou à terre, le Captif fige dans le bronze la victoire de Rome sur un peuple soumis. On ignore lequel. On ne sait pas plus où et quand se déroula la bataille. Ce qu’on connaît en revanche, c’est le lieu de découverte de la sublime statue : dans le Rhône, devant Arles.



Le guerrier vaincu gisait depuis l’Antiquité aux pieds de la ville, à quelques mètres de profondeur, protégé par les sédiments du fleuve. Ironie de l’histoire, le Captif habitait le même tombeau fluvial que celui qui l’a probablement défait, César. La tête en marbre du vainqueur des Gaules est l’icône de l’exposition. Trouvée en 2007 par l’archéologue et plongeur français Luc Long, elle est l’une des trouvailles les plus éclatantes de l’archéologie subaquatique.


Vingt-quatre navires noyés

La plupart des 325 pièces prêtées à Genève par le Musée départemental Arles antique proviennent de fouilles pratiquées dans le Rhône et dans les ramifications de son delta, aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Aussi étonnant que cela puisse paraître, les sédiments du Rhône recèlent depuis l’Antiquité une quantité d’objets hétéroclites : des caddies et de vieilles 2CV pour un passé récent, mais aussi des vases brisés et des amphores ventrues, tout ou parties de statues, des tonnes de céramiques, intailles, lampes à huile et autres petits fragments d’objets de la vie de tous les jours, ainsi que vingt-quatre épaves de navires qui ont coulé devant Arles avec leur cargaison.



Impossible de déplacer à Genève Arles Rhône 3, le fleuron de cette flotte engloutie, découvert en 2004 par Luc Long à l’occasion d’une crue du Rhône. Le bateau à fond plat mesure en effet 31 mètres de long. Resté dans le sud de la France où il est exposé depuis octobre 2013, le chaland est représenté sur le sol des salles Palatines du MAH par un tapis marine. En revanche, de nombreuses pièces de son équipement de bord sont exposées dans les vitrines: pièces d’accastillage, vaisselle et autres conserves de bord.


Naufrage à cause de la crue du Rhône

La barque a probablement coulé en 60 de notre ère, par une nuit d’automne - comme en attestent des pépins de raisin trouvés à bord. Elle était à quai et lourdement chargée de pierres de construction, il faisait nuit, une crue du Rhône l’a fait chavirer. L’équipage n’était pas à bord.

Au-dessus d’Arles Rhône 3, les fouilleurs aquatiques ont mis la main sur un dépotoir, alimenté depuis l’Antiquité. Près de 3000 objets seront un jour exposés au musée d’Arles. 1300 caisses de matériel à étudier attendent encore l’attention des spécialistes. “Certaines marchandises tombaient du quai lors du déchargement ; les objets cassés étaient jetés dans l’eau”, résume Alain Charron, conservateur en chef du Musée départemental Arles antique, qui accueille chez lui les découvertes de Luc Long, loge César et le Captif à l’année et assure le prêt des objets de l’exposition au MAH.


La découverte du Captif

“Toutes les pièces ont été admirablement conservées dans les sédiments durant deux millénaires.” Le conservateur en chef des collections arlésiennes flatte avec gourmandise les flancs d’une amphore de bronze aux anses délicates, figurant les pattes et la queue d’un lion de mer (fin 1er avant-1er après J-C.). Il manie délicatement un beau bras de bronze ayant appartenu à une Victoire.


Alain Charron, conservateur en chef du Musée départemental Arles antique, et Soizic Toussaint procèdent au constat d'état des pièces.

En 2007, David Djaoui, archéologue au Musée départemental Arles antique, effectue une plongée dans le Rhône. Alors qu’il est en train de remonter à la surface, saisi d’une intuition, il redescend. À 8 mètres de profondeur, dans l’obscurité presque totale, il met la main sur une statue de bronze, intacte. C’est Le Captif, qui attend là depuis 2000 ans.

La tête en marbre de César, une des découvertes les plus spectaculaires de l'archéologie subaquatique

Luc Long, archéologue plongeur, découvreur de la tête de César dans le Rhône.

“Cette plongée a changé ma vie”

Luc Long plonge dans le Rhône depuis 1986. À fréquenter silures et anguilles, l’archéologue français a peut-être troqué ses poumons contre des branchies… Toutes les découvertes de pièces antiques dans le lit du Rhône devant Arles ou dans l’estuaire du fleuve ont été faites par lui ou par un membre de l’équipe qu’il supervise. On doit à ces plongeurs infatigables le buste en marbre de César et la statue du “Captif”, exposés au MAH, ainsi que le chaland Arles Rhône 3, présent à Genève à travers quelques pièces de son équipement de bord. Entretien avec ce spécialiste des trésors en eaux troubles.

Vous avez commencé à fouiller le Rhône il y a 30 ans. Sur une intuition ?

Je plongeais déjà avant 1986, en mer. Arlésien moi-même, le Rhône m’intéressait : c’était une sorte de grand miroir gris qui coupait la ville en deux, dans lequel on disait qu’il n’y avait rien. On pensait que tout avait été dragué lors des travaux pharaoniques engagés par Napoléon III. Lors de ma première descente, accompagné d’un plongeur et dans des conditions épouvantables car on n’y voyait rien, nous tombons sur un patrimoine effarant : un camion, un amas de matelas éventrés infestés d’anguilles, un véritable musée des arts ménagers français et… un champ d’amphores gauloises intactes ! Si le Rhône est une poubelle moderne, nous avons découvert qu’il est aussi un dépotoir romain. Ce patrimoine antique est absolument fantastique. Je suis sorti de là comme un illuminé. Surtout que je venais de voir “Indiana Jones” au cinéma ! Cette plongée a changé ma vie : j’ai su que ma carrière se déroulerait dans le Rhône.

Trente ans plus tard, reste-t-il encore beaucoup de pièces à découvrir ?

Je n’aurai pas trop d’une vie ! Heureusement que j’ai formé la relève. Ce ne sont que des estimations, mais je pense que nous n’avons trouvé que 7 à 8% de l’ensemble du patrimoine rhodanien. En outre, il y avait l’un des plus grands ports de Rome sur la Méditerranée aux Saintes-Maries-de-la-Mer, à l’embouchure d’un bras du Rhône asséché depuis le XVe siècle.

Dans quel état de conservation se trouvent les objets antiques ?

En général, excellent. Si l’eau de mer produit sur eux un effet abrasif, celle du fleuve agit comme un velours. L’argile des sédiments protège les objets. Les pièces en bois ne sont pas attaquées par des prédateurs, comme les termites marins. Donc souvent, nous identifions des sites, laissons les objets sous l’eau et les protégeons à l’aide de sédiments. On ne peut pas tout sortir...

Quelles sont les plus belles découvertes faites par vous et votre équipe ?

C’est “César”, bien sûr, qui passe en premier aux yeux de tous. Mais moi vous savez, je suis un archéologue : je peux m’extasier sur un minuscule morceau de céramique s’il me permet de dater tout un dépotoir ! Cela dit, si vous me demandez un hit-parade, je cite le “Captif”. Sa beauté classique est stupéfiante. L’émotion doit être extraordinaire lorsque vous tombez sur une pièce archéologique de première importance... Évidemment, le cœur bat très vite. Mais il faut contenir son émotion, rester scientifique et documenter le site le plus précisément possible.



Dans quelles conditions plongez-vous ?

Les conditions de fouille dans le Rhône sont très dures. Ils nous faut quatre fois plus de temps qu’en mer, et dix fois plus que sur terre pour travailler. La visibilité est de 30-40 centimètres en moyenne. Sur les deux premiers mètres, l’eau est jaune ; à 3 m, elle est verte, puis marron et dès 4 m de profondeur, c’est le noir absolu. Nous avons des lampes, bien sûr, mais le courant est très fort, et nous soulevons un nuage de particules à chaque mouvement.



Le Rhône est pollué. Est-ce dangereux pour vous ?

Il y a de l’uranium enrichi, des métaux lourds et des PCB (polychlorobiphényles) dans la vase ; et d’innombrables bactéries en suspension. C’est pourquoi nous ne plongeons pas en été, quand l’eau est très chaude. La meilleure période, c’est en septembre-octobre. Je ne peux hélas pas financer des combinaisons sèches et des masques étanches, c’est trop onéreux. Nous plongeons à la Cousteau, avec un masque et un détendeur de base, et une combinaison humide.

"Les conditions de fouille dans le Rhône sont très dures"
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