Densifier, mais à quel prix?

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Textes: Christian Bernet, Laurence Bézaguet, Antoine Grosjean, Marc Moulin, Céline Garcin, Sami Zaïbi, Théo Allegrezza
Illustrations: Lucien Fortunati, Georges Cabrera, Laurent Guiraud, Olivier Vogelsang, Maurane Di Matteo, Christian Bernet
Infographie: Gilles Laplace
Rédaction photo: Enrico Gastaldello, Ester Paredes
Réalisation web: Antoine Grosjean
Correction: Nicolas Fleury, Alejandro Sierra, Floriane Guex, Aurélie Pullara, Florian Gatignon

Date de publication: 1er juin 2019

Pour lutter contre la pénurie de logements, Genève construit à tout-va. Mais la densité et la qualité des nouveaux quartiers suscitent des critiques. Le tour de la question en onze volets, accessibles en cliquant sur la barre de menu ci-dessus.


Artamis, un écoquartier dans une forteresse de pierre

L’ancienne friche industrielle de la Jonction a achevé sa mue. Un millier d’habitants résident dans un quartier qui se voulait exemplaire. Mais son architecture est loin de faire l’unanimité.

«Revenez dans cinq ans. Vous verrez, ce sera un quartier très animé du centre-ville, et même fleuri.» Éric Rossiaud préside la Codha, une coopérative participative. Son dernier immeuble arbore ses dix étages orangés le long de la rue du Stand. C’est l’un des trois bâtiments qui forment désormais le nouvel «écoquartier de la Jonction», appelé un temps «carré vert». Un quartier qui s’est construit sur l’ancien site alternatif d’Artamis. Le fourmillement anarchique d’alors a fait place à une architecture ordonnée et tirée au cordeau, abritant 300 ménages et un millier d’habitants.

«Ne jugez pas trop vite, il faut laisser du temps à ce quartier pour prendre vie», répètent ceux qui, architectes ou urbanistes, ont participé à sa réalisation. Cette prudence révèle un enjeu de taille, que résume la sociologue Nicole Valiquer. «Si Genève n’arrive pas à montrer de bons exemples de nouveaux quartiers, on ne convaincra pas ses habitants qu’il faut construire et densifier.»

Convaincre. Pour l’heure, les passants qui s’enfilent entre les immeubles pour relier le Rhône à la Jonction peinent à humer l’air d’un écoquartier. Tous regrettent une verdure insuffisante. Un employé du fisc lâche: «Un écoquartier? C’est une blague. Regardez ce béton. Il manquait le budget pour les arbres?» En verve, une habitante a même baptisé son quartier «Artamoche». Moins virulente, la majorité espère qu’au fil du temps, un peu de nature prendra place dans ce décor de béton et d’asphalte.

«Un écoquartier?
C’est une blague. Regardez ce béton.
Il manquait le budget
pour les arbres?»

Une architecture minérale

Car c’est aussi ce que beaucoup déplorent. Une architecture «minérale», «massive», «brutaliste». Myrna, une habitante des Grottes, résume un sentiment partagé. «On cherche de l’arrondi, de la chaleur. Minimaliste, pourquoi pas. Mais il manque quelque chose pour que je m’y sente bien. Tout est trop organisé. Ça fait trop design.»

Il y en a toutefois pour trouver l’ensemble «intéressant», «cohérent». Certains se réjouissent d’avoir échappé «à d’horribles tours». Et la plupart s’accommodent de la couleur terre de Sienne de l’immeuble de la Codha. «Nous ne voulions pas du beige du premier bâtiment, raconte Éric Rossiaud. La Codha défend la couleur et le ciel est assez gris pour ne pas en rajouter.»

Convaincre. En 2011, le bureau lausannois Dreier et Frenzel gagne le concours d’architecture destiné à créer un quartier «exemplaire». À l’époque, l’immeuble en barre a mauvaise presse. On cherche une forme qui favorise une ambiance urbaine. Le jury est conquis par le projet de ces jeunes architectes. Ils proposent trois immeubles de forme carrée, disposés autour d’une vaste esplanade et traversés par des passages au rez-de-chaussée. L’idée plaît. Ce dispositif «perméable» doit favoriser les échanges avec le voisinage et entre les habitants.

Une image qui fait rêver

L’image fournie par les architectes fait rêver. On y voit des enfants jouer dans la verdure au pied de bâtiments modestes. Bien vite, ils vont gagner en hauteur. Celui de la Codha passe de neuf à dix étages et culmine à près de 40 mètres. Le blanc de la SPG de cinq à six étages. Le Canton accorde ces élévations au nom d’une densité assumée et pour des questions de rentabilité.

Les bâtiments reposent sur des socles élevés. «La présence des dépôts des Archives de la Ville a nécessité l’aménagement d’un sas d'accès sécurisé pour les semi-remorques, ce qui explique la hauteur du socle, qui profite aux commerces équipés de mezzanines», explique l’architecte Yves Dreier. Sur la galette orange qui surplombe la place centrale, un deuxième étage a encore été ajouté, contre l’avis de la Ville. «Nous y étions opposés car cela générait une impression de forte densité», relève Isabelle Charollais, directrice au Département des constructions.

Ces rez-de-chaussée interpellent. Très hautes, leurs façades sont couvertes de grandes dalles en béton qui se dressent parfois sur près de sept mètres de haut, conférant un aspect austère et monumental. Ce choix n’est pas dicté par des besoins techniques puisque les murs ne sont pas porteurs. Tous ces immeubles sont en effet construits avec des poteaux qui soutiennent des dalles.

Yves Dreier assume: «Nous sommes au centre-ville, où de nombreux bâtiments possèdent une forte minéralité. En alternance de ces parties minérales qui structurent la façade, les baies vitrées des arcades créent des interactions privilégiées entre intérieur et extérieur.»
Pour l’architecte, ses immeubles s’inscrivent dans leur environnement. Le bâtiment beige rappelle les tonalités de ses voisins du boulevard Georges-Favon. L’ocre de la Codha renvoie notamment au Palladium. Les façades en bandeaux, avec leurs vitrages ininterrompus, rappellent le passé industriel du lieu.


Une image de synthèse du projet d'origine

Vélos indésirables

Restent ces passages sous les immeubles, par lesquels les habitants accèdent à leurs logements. Hauts et sombres, ils sont peu utilisés et presque lugubres. «Le projet prévoyait l’entreposage des vélos, mais le Service du feu a récemment mis son veto en raison des risques d’incendie liés aux cycles électriques, déplore Miltos Thomaides, de la Fondation de la Ville pour le logement social, qui a construit l’immeuble beige. Ils perdent donc de leur intérêt.»

Membre du jury du concours, l’urbaniste Anita Frei défend certains aspects du projet, dont l’architecture «affirmée. Au moins, ce n’est pas le tout-venant qu’on voit partout.» Mais elle regrette la primauté donnée à l’aspect graphique des façades. «Tout est très réglé, dompté, il y a peu de possibilités d’appropriation. Et on ne voit rien de la vie des habitants. Les immeubles sont introvertis.» Une impression qui découle peut-être de la distance entre les étages et les espaces publics.

Écoquartier, le malentendu

Et la verdure, pourquoi y en a-t-il si peu? «Le parking souterrain, qui a été imposé au projet, limite fortement les plantations, explique Isabelle Charollais. Quant à la place, nous avons préféré ne pas trop l’encombrer afin de permettre aux habitants d’y déployer des activités.» À la demande de ces derniers, plusieurs bacs seront encore plantés.

«Cette notion d’écoquartier recèle un malentendu, explique Laurent Geninasca, l’architecte qui a présidé le jury du concours. Les gens s’attendent à un environnement champêtre. Mais cela ne correspond pas à la situation urbaine et à la densité réclamée.» D’autres aspects font d’Artamis un écoquartier: la densité, la mixité sociale, le système de chauffage alimenté par l’eau du lac, la qualité énergétique des bâtiments et le fait que les voitures sont exclues du site.



Un écoquartier, c’est aussi des commerces et des habitants engagés. D’ailleurs, au fil de l’arrivée des magasins, la perception des passants change. «Le quartier commence à vivre et devient très agréable, relève Damien, qui travaille dans les dépôts de la Ville. On sent poindre la vie associative, c’est l’essentiel.» Venu en voisin y promener son chien, Nicolas, 19 ans, est ravi. «J’ai trouvé ici mon auto-école et mon vétérinaire. Grâce à ce quartier, on se sent plus proche du centre-ville.»

Les arcades commencent à s’égrainer: un boulanger, un restaurant chinois, un «pressing bio», un centre de bien-être, une fleuriste, un centre de yoga, un coiffeur, un réparateur de vélos. «La coopérative alimentaire Le Nid va bientôt s’installer, précise Eric Rossiaud. Et une brasserie avec 22 tireuses de bières genevoises! Cela va amener du monde et de l’énergie.» Des aménagements sont aussi attendus. Une pergola, un terrain de pétanque, des jeux pour enfants.

«Cette notion d’écoquartier recèle
un malentendu.
Les gens s’attendent
à un environnement champêtre. Mais cela
ne correspond pas
à la situation urbaine
et à la densité réclamée.»

Fédérer les énergies

«Le quartier ne vit pas encore, mais il y a beaucoup de bonnes volontés, note Alessandra, qui habite l’immeuble blanc. J’adore mon appartement, mais j’espère que les gens vont investir les lieux et créer des liens.» Une association a vu le jour, plein d’envies se manifestent. Igor, un ancien d’Artamis, rêve d’une galerie sur la place. «Qu’on nous mette l’électricité et l’eau dehors, qu’on puisse y faire des activités», réclame Sabine, une autre habitante.

Ici, on compte beaucoup sur la Codha et son sens de la participation. La coopérative a d’ailleurs engagé un coordinateur d’immeuble qui s’active pour fédérer les énergies. «Nous sommes un microcosme privilégié, il faudra descendre de nos étages», relève toutefois un coopérateur de la Codha. Sa voisine, Valérie, a attendu dix-sept ans pour participer à un projet coopératif au centre-ville. «Ce quartier est à construire. Nous ne sommes pas là pour rester fermés sur nous-mêmes.» À voir toutes ces bonnes volontés, il est possible qu’Artamis fasse ses preuves avant cinq ans.

«Aux Vernets, ce sera encore plus dense»

Laurent Geninasca a présidé le jury qui, en 2011, a choisi le projet désormais réalisé. L’architecte neuchâtelois s’est déplacé à la Jonction pour une visite. Son avis est contrasté. La densité? «C’était la donne de départ. Il faut certes la digérer, mais l’admettre, nous sommes au centre-ville. Les échelles proposées sont intéressantes et sont rehaussées par les différents coloris. Je pense que le tout va bien vieillir.» Il est en revanche plus critique sur les passages, trop tristes, et la cour à l’étage de l’immeuble beige. «La vraie question est le statut de ces rez-de-chaussée et de leur relation avec les espaces publics.»

Dominique Bakis-Métoudi, directrice à la SPG, a piloté la réalisation de l’immeuble blanc. Elle était dans le jury. «C’était un très bon jury. Mais le résultat n’est pas à l’image du concours. Nous avions un quartier vert et lumineux, j’ai dû me battre pour que notre immeuble n’ait pas cette triste façade beige en béton peigné du premier bâtiment. Le projet a dévié au fil du temps, peut-être par manque de contrôle sur les maîtres d’ouvrage. Mais je relève que nos locataires sont satisfaits.»

Un résultat passé au crible

Antonio Hodgers se dit conscient des réactions dans le public. «La question me tient à cœur. J’ai demandé une étude pour analyser le processus de réalisation. C’est important car aux Vernets, la densité sera encore plus forte et on ne peut pas se rater.»

Cette étude a été confiée à l’Office des autorisations de construire. «Le ressenti est toujours très subjectif, relève sa directrice, Saskia Dufresne. Notre étude vise à savoir si le projet a été réalisé tel que prévu et, si non, comment la qualité s’est perdue au cours du processus. Il arrive parfois que les ingrédients de départ soient trop complexes. Et de multiples contraintes s’ajoutent au fil du projet, via des préavis qui défendent des politiques publiques parfois contradictoires. On se rend compte par exemple que les espaces publics ne sont en général pas considérés assez tôt dans le processus.»

«Les espaces publics
ne sont en général pas considérés assez tôt
dans le processus.»
© Tamedia