Réponses bleutées à questions indiscrètes

Julie est un personnage qui tient une place particulière dans le cœur des Genevois, mais jamais aucun d’entre eux n’a pu vous voir. Comment vivez-vous cet anonymat au quotidien?

Je le vis très bien, merci! J’aime beaucoup porter cette cape d’invisibilité. Elle me donne une marge de manœuvre assez confortable dans mon travail: vous êtes connue, mais personne ne vous reconnaît; ça libère souvent la parole des gens qui me contactent. Les lecteurs se confient plus facilement à une présence, à une voix, à une plume qu’à un être en chair et en os qu’ils pourraient croiser un jour dans la rue. Mon personnage, altruiste, aime s’énerver contre les injustices et les bêtises, dénoncer des situations crasses, admirer la beauté des choses et se faire le porte-parole des gens qui ne s’expriment pas facilement. Tout cela crée de l’attachement et les gens adorent m’écrire des petits mots gentils, ou fâchés, comme si j’étais une vieille amie à qui l’on peut tout dire. Depuis que je suis «Julie», j’écris à la première personne, ce qui ne m’était jamais arrivé dans ma carrière de journaliste. L’écriture s’en ressent et laisse passer plus d’émotions.
L’anonymat me pose un seul problème: lorsque des connaissances s’apitoient sur mon sort, pensant que j’ai perdu mon travail à la «Tribune de Genève», depuis qu’ils ne voient plus mon «vrai» nom sous un article. Comment leur expliquer?

Beaucoup de rumeurs circulent à votre sujet. Certains disent que vous pourriez être un homme ou même que plusieurs journalistes écriraient l’Encre bleue… Qu’en est-il?

Des lecteurs m’ont affirmé mordicus que j’écrivais comme un Jules. D’autres prétendent savoir instinctivement que je suis une femme. Comme quoi... Jusqu’à présent, personne n’a osé me donner un âge, ou prétendre que je suis blonde ou brune. Mais des gens persistent à me croire plurielle. J’ai reçu à plusieurs reprises des lettres de remerciement adressées à «toute l’équipe de l’Encre bleue». Je suis donc une petite équipe à moi toute seule!

Julie est un personnage intemporel. Avez-vous toujours été l’autrice de l’Encre bleue?

Non, je suis la deuxième Julie. J’ai pris le relais lorsque la journaliste qui a créé le personnage a pris sa retraite. Et j’espère bien qu’il y aura une autre plume pour signer l’Encre bleue le jour où je partirai à mon tour.

On vous écrit beaucoup. Quels sujets reviennent le plus souvent?

Oh là là! Que dire? Les sujets qui fâchent! Les histoires de contraventions injustes, de facteurs qui ne sonnent plus toujours deux fois, d’incivilités crasses. Les lecteurs montent vite dans les tours! Mais il y a aussi des gens qui se donnent la peine de regarder le monde qui les entoure avec des yeux plus chaleureux et qui me font part de leurs observations. Les lettres ou les mails que je reçois ne donnent pas forcément lieu à une Encre bleue, celles et ceux qui les écrivent ont parfois simplement envie de s’adresser à quelqu’un et d’avoir un mot en retour.

Vous arrive-t-il de fâcher des lecteurs avec l’Encre bleue?

Oui, bien sûr! Un cycliste a réclamé dernièrement ma démission sur Facebook quand j’ai osé dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas à propos du comportement de quelques adeptes des deux-roues qui sèment la confusion dans les zones piétonnes. Il n’a pas aimé. Il arrive que des lecteurs se sentent parfois blessés par des piques que je lance, même si elles ne s’adressent pas à eux. Quand ils me le signalent, je leur présente mes excuses, ou je leur explique les raisons qui m’ont poussée à aborder un sujet de telle ou telle manière.

Avez-vous souvenir d’une Encre bleue en particulier qui, en bien ou en mal, a beaucoup fait réagir?

J’avais fait un papier sur un Genevois qui s’était rendu dans un magasin de souvenirs à Svalbard, un archipel situé au-delà du cercle polaire arctique. Il avait oublié son porte-monnaie après avoir fait des achats et était remonté à bord de son navire de croisière. Les deux employées qui travaillaient dans ce magasin avaient retrouvé son bien et s’étaient débrouillées pour le lui faire parvenir à Genève, intact, et il en était tout ému. L’une d’elles était Suissesse et se languissait parfois du pays. J’avais alors relayé la demande du voyageur reconnaissant, celle d’inviter les lecteurs à envoyer un coucou de chez nous à ces dames. Eh bien, elles ont reçu une avalanche de cartes postales de Genève, et même des chocolats. Ces attentions ont ainsi égayé leur longue nuit polaire.

Y a-t-il des histoires qu’on vous a rapportées qui vous ont particulièrement marquée?

Je pense à Isabelle, cette jeune femme clouée dans un fauteuil roulant et qui communique avec un ordinateur qu’elle actionne en clignant des yeux. Elle m’a demandé un jour si des lecteurs pouvaient lui envoyer des recettes de cuisine, accompagnées d’un petit mot, pour la distraire. Il faut savoir que son état ne lui permet plus de se nourrir autrement qu’avec une sonde… Je me suis rendue au domicile d’Isabelle et de sa mère pour en savoir un peu plus sur ses motivations. Cette rencontre m’a vraiment marquée! Cette femme avait la volonté de communiquer à tout prix, de rester présente au monde, de continuer à avoir des projets, malgré tout. Alors quelques années plus tard, quand elle m’a recontactée pour me dire que son ordinateur patinait et que l’AI tardait à financer un nouvel engin, j’ai relayé la nouvelle, et des fonds ont vite été trouvés pour lui venir en aide.

Comment se déroule une journée type de Julie?

Il n’y en a pas vraiment une! Je peux vadrouiller un matin, le nez au vent, pour prendre l’air du temps et trouver un sujet qui m’inspire, ou rencontrer des gens quand j’ai besoin d’en savoir plus sur une histoire. Mais je peux aussi passer la journée à faire des téléphones pour vérifier une information transmise, puis tenter de répondre à tous les courriers qui s’accumulent. Et ce n’est pas une mince affaire!

Séchez-vous parfois devant la feuille blanche?

Cela m’arrive! Par abondance de matière, lorsqu’il y a trop de sujets différents à traiter et que je n’arrive pas à me décider pour l’un ou pour l’autre. Ou alors par absence totale d’idées. C’est le grand vide. Le trou. Le rien. Un jour, j’ai passé de très longues heures sans avoir la moindre idée de ce que j’allais bien pouvoir écrire, et j’ai tiré de cette situation embarrassante une Encre bleue où je racontais le cauchemar de la page blanche. Du coup, j’ai été bombardée le lendemain de propositions d’articles assez marrants...

À Genève, vous avez un rôle social très important avec la Thune du cœur. Pouvez-vous nous en parler?

La Thune du cœur? C’est la meilleure Genevoiserie qui soit! Je suis extrêmement heureuse et fière de m’en occuper, car c’est une action de solidarité unique en son genre. Elle rassemble des êtres de tous les milieux et de tous les âges. Chacun invente à sa manière des moyens de récolter des fonds pour la Thune. Je reçois des collectes faites par des marcheurs du troisième âge, une chorale, des groupes de rock, des classes de l’école primaire, des voisins d’immeuble, des joueurs de bridge, des clients de bistrot, des peintres sur porcelaine, des clubs de retraités et plein d’autres groupements surprenants. Et c’est rassurant de voir combien les habitants de cette région sont généreux. Ils réagissent car ils ne peuvent pas admettre que dans une ville aussi prospère que Genève, il y ait encore tant de laissés-pour-compte.

Si l’on veut participer à la Thune du Cœur, comment peut-on faire?

J’ai tout un élevage de cochons en résine qui ne demandent qu’à jouer les tirelires dans des entreprises, des mairies ou autres collectivités publiques. Suffit de me les demander, je livre à domicile! Les gens peuvent aussi faire des collectes sur leur lieu de travail, au sein de leur famille, ou je ne sais où. Les thunes peuvent être versées directement dans la tirelire principale, nommée Jules, qui se trouve à la réception de la «Tribune de Genève». Il existe aussi un compte bancaire où des donateurs peuvent faire leur versement. Et si des personnes ne savent pas comment procéder, je peux aussi leur envoyer un bulletin rose! L’essentiel, c’est de participer, comme dirait l'autre.

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