La première Julie

Comme vous avez pu le lire précédemment, il y a eu deux Julie! Mais qui est celle qui a commencé l'aventure?

Sandra Mamboury, 5500 Encres bleues au compteur, des milliers de lettres, de coups de téléphone et d’anecdotes, toute une vie. Une vie de Julie. Mais rien ne sert de tout dévoiler ici, commencez par entendre sa voix, et qui sait, peut-être découvrirez-vous plus loin son visage...

Interview

Pour commencer cette interview, pouvez-vous nous raconter quel a été votre parcours avant de devenir Julie?

J’ai grandi entre Genève, Bombay et Istanbul. De retour en Suisse, une formation d’esthéticienne m’ouvre les portes de la Télévision Suisse romande, où je travaille comme maquilleuse. Mais mes envies se situent ailleurs. Je parviens à décrocher un stage de journaliste à «La Suisse» où je fais mes premières armes dans le billet d’humeur. Virée parce que le ton «sale gamine» de mes articles déplaisait en haut-lieu, j’exerce alors mon métier en indépendante: «La Tribune de Lausanne», «L’Illustré» et, surtout, la Radio suisse romande dans le reportage et l’animation. Engagée au très fragile contrat 4, je suis remerciée en cinq minutes dans un couloir après des années de bons et loyaux services.

Dans quelles circonstances vous a-t-on proposé d’écrire l’Encre bleue?

Suite à mon renvoi de la Radio suisse romande, je pointe au chômage. C’est alors que Daniel Cornu, rédacteur en chef de la «Tribune de Genève» à l’époque, me contacte. Il me propose de rédiger un billet d’humeur quotidien sous le pseudonyme de Julie. Prénom de la belle-soeur de Georges Favon, qui préférait «La Tribune de Genève» au journal de ce célèbre homme politique genevois. Raison pour laquelle «La Tribune de Genève» est surnommée la Julie. J’ai bien sûr accepté le challenge. C’était en 1990. Cette formidable aventure durera vingt ans.

Comment a évolué cette chronique au fil du temps?

Au début, je pédalais dans la semoule. Assurer un billet quotidien six jours par semaine n’est pas tâche facile. Il a fallu que je trouve mes marques, un ton, un concept, une couleur. Au fil des jours, le côté «microlocal» et «proximité» de mes billets a incité les lecteurs à me contacter et à me raconter leurs petites histoires de vie. Ce sont eux, en quelque sorte, qui m’ont orientée sur la tournure qu’allait prendre l’Encre bleue.

Avez-vous tout de suite reçu beaucoup de courriers de lecteurs, a-t-on cherché à vous joindre par téléphone ou à vous rencontrer?

Oui, La Poste peut me remercier, j’ai très vite reçu du courrier, beaucoup de courrier. Coups de cœur, coups de gueule, anecdotes, critiques, réflexions, confidences et j’en passe. Il m’était d’ailleurs impossible de répondre à toutes les lettres. Les lecteurs m’ont aussi beaucoup contactée par téléphone. Mes oreilles en ont entendu des vertes et des pas mûres. Des appels parfois interminables, dix, quinze, vingt minutes pour apaiser une colère, raconter une babiole. Le record? Trois quarts d’heure au bout du fil pour une toute bête querelle de voisinage.

«Mais qui c’est, cette Julie? Un homme, sans doute. Peut-être plusieurs personnes?» Mon anonymat a suscité bien des interrogations. Certains lecteurs ont tenté de me rencontrer, sans succès. D’autres ont utilisé des ruses de Sioux pour me croiser. Ainsi cet homme qui désirait me remettre un gros billet pour la Thune du Cœur en mains propres. Ne cultivant pas l’anonymat obtus, j’ai évidemment accepté son rendez-vous. Il m’a avoué alors qu’il aurait très bien pu verser son don sur le CCP de la Thune, mais qu’il avait choisi ce biais-là uniquement pour satisfaire sa curiosité.

Cette curiosité des lecteurs a pourtant été en partie assouvie en 2007. J’ai écrit et joué un one woman show intitulé «Julie se démasque» au P’tit Music’Hohl. Je me suis ainsi dévoilée pendant une vingtaine de représentations, toutes précédées d’un avertissement de mon rédacteur en chef, Pierre Ruetschi, intimant aux spectateurs de ne pas divulguer mon identité.

Une situation en particulier vous a-t-elle marquée durant vos années Julie?

«Voir sans être vue» a engendré quelques cocasseries. Je me souviens d’un trajet en bus où, juste devant moi, deux usagers dissertaient sur l’Encre bleue du jour. Ah, ils ne m’ont pas ratée. «Alors là, elle a sorti une belle connerie, Julie. En plus, écrit avec les pieds. Elle devrait retourner à l’école.» Ça m’a amusée et, surtout, permis de me remettre en question. J’adorais ces situations liées à mon anonymat, même si, parfois, j’en prenais plein les gencives.

Autre histoire croquignolette, j’avais ramené d’un voyage à Bangkok des loupiotes pour illuminer mes plantes de balcon. Hélas, les prises asiatiques se révélèrent incompatibles avec notre système électrique helvétique. Après avoir tout essayé, j’allais abandonner quand j’apprends via la presse que Gérard Ramseyer, alors conseiller d’État, doit se rendre en Chine. Je ponds une Encre bleue sur ces fichues prises et conclus par une boutade: «Merci à Gérard Ramseyer, qui s’envole pour Shanghai, de me rapporter l’adaptateur qui convient.» Quelques jours plus tard, je reçois un fax signé Gérard Ramseyer: «Prise électrique trouvée lors de mon escale à Bangkok, la ramène avec moi.» Je l’ai récupérée dans son bureau et lui ai offert des bonbons pour le remercier!

Il y a eu aussi l’affaire Charles Poncet. À la sortie du parking de Cornavin, sa voiture heurte la mienne. Aucun dégât. Très gentleman, l’avocat me tend sa carte et me prie de le contacter si problème il y a. Je m’aperçois, par la suite, que ma plaque d’immatriculation est sortie de ses gonds. Je raconte la mésaventure dans un billet et termine par ces mots : «Charles Poncet n’a plus qu’à m’offrir un tournevis afin que je rafistole ma plaque.» Le matin même de la parution de cette Encre bleue, un paquet m’attend à la réception. Un tournevis déposé par l’avocat en personne!

Quelle est votre Encre bleue préférée, celle que vous avez eu le plus de plaisir à écrire?

Question difficile. C’est comme si vous me demandiez de choisir mon petit pois préféré dans un sac de 25 kilos. En vingt ans, j’ai dû enfanter environ 5500 chroniques. Des fois douloureusement, mais toujours avec une grande fringale. Qu’elle soit rigolote, tendre, polémique, énervée, aucune Encre bleue ne m’a été indifférente. Il est vrai que les billets utiles furent importants dans mon parcours. Aider des personnes en difficulté par le biais de ma rubrique a été un de mes credo. La joie quand ma bafouille débouchait sur un happy end ! Le véhicule d’un handicapé volé et retrouvé après mes lignes, le doudou d’un bambin oublié dans un bus et rapporté par des lecteurs, les bacs à sable des parcs genevois destinés à rester vides tout l’été pour des raisons d’économies et remplis subitement en quelques jours après mon coup de gueule, l’ordinateur offert par un anonyme à un requérant d’asile suite à un appel dans ma chronique… Bref, comme le chante Julien Clerc «À quoi sert une chanson si elle est désarmée…» À quoi sert un billet s’il ne sert à rien?

Vous êtes à l’origine de la Thune du cœur. Pouvez-vous nous expliquer comment est né cet extraordinaire élan de générosité qui se poursuit toujours?

Tout a commencé par un péché de gourmandise. Accro au Frigor noir, je n’en trouvais plus dans les magasins. J’ai donc lancé un appel désespéré à mes lecteurs : «Où en dénicher?» Mon SOS a été entendu au-delà de toutes mes prévisions. J’ai reçu, à la Tribune, une montagne de plaques de Frigor noir. Impossible d’avaler tout ce chocolat, mon foie n’y aurait pas résisté! J’ai donc apporté le stock aux Restos du Cœur d’Annemasse. C’est là que j’ai eu le déclic. Demander à chaque lecteur une thune que je reverserais aux démunis à Noël. Ça a marché avec le Frigor, pourquoi pas avec les thunes ? J’ai dégoté le cochon Jules dans une charcuterie et l’opération a démarré. En quinze ans, période durant laquelle j’ai tenu les rênes de la Thune du cœur, grâce à la formidable générosité des lecteurs, j’ai récolté 1 160 520 francs!

Vous avez beaucoup écrit durant votre vie de journaliste, continuez-vous depuis votre départ de la «Tribune»?

Difficile de s’arrêter quand toute une vie professionnelle a été nourrie par la passion de l’écriture. Bien sûr que je continue. Depuis mon départ de la «Tribune» en 2010, j’ai écrit et joué mon deuxième one woman show en 2011, publié deux romans aux Éditions Slatkine, «L’Improbable Genève de Clémentine Pinson» en 2013 et «Genève-Paris, tout le monde descend» en 2015, ainsi que deux nouvelles policières : «La petite robe noire» parue dans le recueil «Genève sang dessus dessous» en 2014 et «Le chapitre fantôme» dans «Genève trois pour sang» en 2017. «Monsieur Marcellin» est ma dernière nouvelle parue dans le recueil «Slatkine 1918-2018» à l’occasion des 100 ans de la maison d’édition.

Avez-vous encore des projets d’écriture?

Je viens de terminer le manuscrit de mon troisième roman, qui met encore une fois, une dernière fois, en scène la journaliste genevoise Clémentine Pinson. Publié toujours chez Slatkine, le livre sortira au printemps. Après? J’ai des projets, mais il est trop tôt pour en parler.

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