La biodiversité sous pression

L’orchis géant, une variété d’orchidée, est venue des bords de la Méditerranée pour s’implanter dans le canton de Genève il y a cinq ans. Photo: DR

L’orchis géant, une variété d’orchidée, est venue des bords de la Méditerranée pour s’implanter dans le canton de Genève il y a cinq ans. Photo: DR

Le réchauffement climatique influe petit à petit sur la biodiversité. Même si on manque encore de recul pour mesurer précisément son impact sur la faune et la flore, on note déjà des signes de changement à l’échelon genevois. Les milieux naturels évoluent, ce qui modifie la distribution géographique des espèces animales et végétales qu’ils abritent. De nouvelles venues, originaires de pays plus chauds, font leur apparition dans la région. Or, elles représentent parfois une menace pour les espèces indigènes, pour l’agriculture, voire pour l’homme, puisqu’elles peuvent véhiculer des maladies inconnues jusque-là sous nos latitudes. Selon Bertrand von Arx, directeur de la biodiversité à l’Office cantonal de l'agriculture et de la nature (OCAN), le changement climatique risque de conduire à un appauvrissement de la biodiversité locale: “En effet, les espèces d’ici qui en souffrent le plus sont celles dont les besoins sont les plus spécifiques et qui sont donc les plus rares, alors que la migration potentielle d'espèces méridionales vers nos contrées concerne d'abord les plus communes d’entre elles, qui ont davantage de facilité à s’adapter.”

Cet été, l’assèchement historique des petits cours d’eau genevois a illustré de manière très tangible comment le réchauffement climatique peut altérer les milieux naturels et mettre leurs habitants sous pression. Dans la Drize, début septembre, il a fallu capturer plus de mille poissons pour les sauver de l’asphyxie, car ils étaient piégés dans des gouilles rapetissant à vue d’œil et dont la température augmentait au fur et à mesure. La canicule n’est peut-être pas elle-même à l’origine de la sécheresse, mais elle en aggrave les effets en accélérant l’évaporation de l’eau. Par ailleurs, la recrudescence dans l’Allondon de la maladie rénale proliférative (MRP), potentiellement mortelle pour les jeunes truites, fait souci. Cette affection est transmise par un parasite proliférant quand la température de l’eau dépasse les 15 degrés, ce qui s’est régulièrement produit ces derniers étés avec les fortes chaleurs et les débits très bas du cours d’eau. Mais des sécheresses comme celle de 2018, si elles restent ponctuelles, peuvent à l’inverse, d’après Jacques Thiébaud, de l’Association pour l'étude et la protection des amphibiens et reptiles (Karch), avoir un effet bénéfique sur les amphibiens: “Cela contribue à éliminer certains de leurs prédateurs, tels que les poissons. Par contre, si des étés secs se répètent plusieurs années de suite, les espèces dont l'espérance de vie est la plus courte, comme le crapaud calamite, seront les premières à en pâtir.”


Le lit asséché de l'Aire, 20 septembre 2018. Photos: Christophe Ebener

Un point inquiète particulièrement les scientifiques et les agriculteurs, c’est l’apparition dans le pays d’insectes exogènes nuisibles. L’un des exemples les plus parlants est celui de la punaise verte du soja, qui s’attaque entre autres aux cultures de concombres, de poivrons ou d’aubergines. Cette intruse est remontée pas à pas de la Méditerranée et a fini, à la faveur du réchauffement climatique, par s’installer durablement dans le bassin genevois. “Auparavant, on ne la voyait que lors des étés caniculaires, explique Serge Fischer, entomologiste à la station de recherche fédérale Agroscope. Toutefois, à partir de 2010, elle a commencé à hiverner à Genève, dans des serres de culture ou dans des anfractuosités de troncs d’arbres. Elle ne supporterait pas des températures glaciales, mais les hivers sont plus doux ces dernières années.”


Nezara viridula ou punaise verte du soja s’est installée durablement à Genève depuis 2010 grâce au réchauffement climatique. Photo: Wikipedia

La genette, un carnivore nocturne originaire d’Afrique du Nord, se rapproche de Genève. Photo: GettyImages

La genette, un carnivore nocturne originaire d’Afrique du Nord, se rapproche de Genève. Photo: GettyImages

Chez les mammifères, ce phénomène est moins flagrant, mais on voit quand même des espèces venues de régions plus méridionales se rapprocher gentiment de Genève. “La genette, un petit carnivore nocturne originaire d’Afrique du Nord, a été aperçue près du Vuache, confie Jacques Gilliéron, auteur de l’Atlas des mammifères terrestres du bassin genevois. D’autre part, l’an dernier, on a photographié un chacal à Sciez, en Haute-Savoie.” Or, le chacal est un animal qui vit d’ordinaire dans le sud-est de l’Europe, au Moyen-Orient et en Afrique subsaharienne.

De tels mouvements d’immigration climatique s’observent aussi dans le règne végétal. Ainsi, l’orchis géant, une variété d’orchidée, est venu des bords de la Méditerranée pour s’implanter dans le canton de Genève il y a cinq ans. “Pendant des années, on a vu l’orchis géant remonter progressivement la vallée du Rhône, raconte Pascal Martin, adjoint scientifique aux Conservatoire et Jardin botaniques de Genève. Il a réussi à passer le verrou de Fort l’Ecluse, où il n’y a que peu d’espace pour que des plantes colonisent l’endroit, et il a fait son apparition dans une vigne à Bardonnex. Depuis, il continue de se propager dans le canton puisqu’on en a aussi vu à Lancy.” D’autres espèces végétales deviennent de plus en plus fréquentes à Genève, mais d’après Pascal Martin, on ne peut pas vraiment affirmer en l’état de nos connaissances que c’est lié au réchauffement climatique.

À côté de ces mouvements naturels, il y a des espèces qui migrent grâce aux voies de communication humaines et à la globalisation des échanges, et dont l’acclimatation et la propagation sont favorisées par les températures plus douces que connaît la Suisse. Avec son aéroport et son port franc, le canton de Genève, qui se trouve par ailleurs à un carrefour routier européen, est particulièrement exposé. Des plantes exogènes peuvent s’inviter dans notre environnement parce qu’on en ramène inconsciemment les graines dans les rainures des pneus de sa voiture ou sous les semelles de ses chaussures. “C’est ainsi que le séneçon du Cap, une plante vivace originaire d’Afrique du Sud, est devenu très courant dans la région lémanique, où il supplante par endroits la flore indigène, relève Pascal Martin. La liste des plantes venues du Sud et qui deviennent problématiques est assez conséquente.”


L’orchis géant, une variété d’orchidée originaire de la Méditerranée devient de plus en plus répandu à Genève. Photo: DR

Certains insectes font le voyage - parfois depuis l’autre bout du monde - dans des caisses de marchandises, sur des plantes exotiques importées ou dans les valises de touristes. L’un d’eux défraie régulièrement la chronique: le moustique tigre qui, parti d’Asie du Sud-Est, est en train de conquérir la planète entière. Vecteur potentiel de maladies tropicales virales comme la dengue, le chikungunya ou le zika, il se trouve aujourd’hui aux portes de Genève, dans la région lyonnaise. Il va probablement finir par s’implanter aussi dans le bassin genevois, où les conditions climatiques lui sont de plus en plus propices.

Quant à la coccinelle asiatique, elle a été délibérément introduite pour la lutte biologique contre les pucerons. Mais elle a proliféré grâce au réchauffement climatique, au point de devenir invasive et de menacer ses cousines européennes, auxquelles elle transmet un parasite qui les tue, tout en étant inoffensif pour elle-même. Le triton crêté italien est un autre exemple d’espèce qui a été introduite et s’est très bien acclimatée à Genève. “Il s’est même hybridé avec son cousin local, précise Jacques Thiébaud. Les espèces invasives s’hybrident souvent avec les indigènes, ce qui en fait des “super-espèces” capables de s’acclimater à divers milieux grâce aux différents gènes dont ils ont hérité.”

En plus de favoriser l’apparition et l’expansion de ces espèces exogènes, le réchauffement climatique rend les insectes ravageurs encore plus nuisibles qu’ils ne le sont déjà. “Les insectes sont comme nous: plus il fait chaud, plus ils ont besoin de boire, relève Serge Fischer. Ils consomment donc davantage de sève et de fruits.” En outre, avec l’augmentation de la chaleur, leur métabolisme s’accélère. Un insecte qui se reproduirait normalement deux fois dans l’année va pouvoir faire trois générations, ce qui accroît proportionnellement les dégâts causés aux cultures. “Un été caniculaire comme celui de 2018, la punaise marbrée (ndlr: ou punaise diabolique), également originaire d’Asie, a pu faire deux générations au lieu d’une, note l’entomologiste. A contrario, d’autres espèces de ravageurs n’aiment pas les grandes chaleurs. C’est le cas de la mouche suzukii, une autre migrante du Sud-Est asiatique, qui a besoin d’un climat plus frais et humide, ou de la mouche de la carotte, qui a fait moins de dégâts que d’habitude en 2018.”



Délibérément introduits, la coccinelle asiatique et le triton crêté italien ont proliféré grâce au réchauffement climatique. Photos: Wikipedia

Mais il y a aussi des envahisseurs plus sympathiques. Synonyme du Sud et de vacances, la cigale s’est petit à petit installée chez nous, où elle trouve désormais un climat qui lui convient. “Nous recensons davantage de cigales grises dans le canton depuis 2009, confie John Hollier, entomologiste au Muséum d’histoire naturelle de Genève. Depuis peu, il y a même une petite population qui se reproduit ici. Leur distribution suit généralement le contour des nouvelles lignes de tram. On suppose qu’elles sont venues avec les arbres plantés le long de ces lignes, qui provenaient tous de la même pépinière à Montpellier, dans le sud de la France. Mais les cigales ne pourraient probablement pas survivre à Genève si le climat ne s’y était pas adouci.”

Certaines espèces d’oiseaux sont elles aussi arrivées dans la région genevoise à la faveur du changement climatique. “On trouve désormais des colonies de guêpiers, un oiseau originaire d’Afrique, qui nichent à Genève, relève Patrick Jacot, directeur du Centre ornithologique de réadaptation de Genthod. On voit aussi beaucoup plus de palombes ou d’étourneaux sansonnets qu’auparavant. Ces derniers peuvent s’attaquer par nuées entières aux vignobles.” Le goéland, oiseau marin venu de la Méditerranée en ayant remonté la vallée du Rhône, a également pu s’établir sur les bords du Léman grâce au climat plus doux.


La cigale grise, une espèce emblématique du pourtour méditerranéen, s'est récemment installée à Florissant. Photo: Wikipedia

Toutefois, l’évolution des conditions climatiques et météorologiques a un impact plutôt négatif sur les oiseaux: “Non seulement il subissent directement la sécheresse et le manque d’eau, souligne Patrick Jacot, mais leur nourriture se raréfie aussi. Si les espèces sédentaires peuvent s’adapter plus facilement au changement climatique, les migrateurs souffrent davantage. Par exemple, l’éclosion des chenilles a lieu plus tôt qu’avant et ne correspond plus forcément à la période de reproduction du gobe-mouche gris ou du rouge-queue à front blanc, qui migrent ici au printemps et peinent aujourd’hui à trouver une nourriture adaptée à leurs oisillons.” Les ornithologues notent par ailleurs que certains oiseaux migrateurs se font plus rares dans nos cieux, puisque le réchauffement leur permet désormais de passer l’hiver plus au nord. Quant à ceux qui viennent du sud et traversent la mer Méditerranée, le changement du régime de vents et de courants marins provoqué par le réchauffement climatique leur fait dépenser davantage d’énergie en vol, et ils sont plus nombreux à mourir d’épuisement en route.

Cependant, on manque encore de recul et de données scientifiques - en particulier sur les mammifères et les amphibiens - pour pouvoir faire un lien de cause à effet direct entre le changement climatique et le déclin de certaines populations fauniques, voire même pour objectiver celui-ci. Le réchauffement y contribue probablement, mais d’autres facteurs jouent un rôle prépondérant dans cette évolution. La disparition estimée des trois quarts des insectes, amphibiens ou reptiles depuis le milieu du XXe siècle à Genève est principalement due au grignotage et à la fragmentation des milieux naturels dans un territoire exigu et de plus en plus urbanisé, ainsi qu’à la monoculture et à l’usage de pesticides dans la production agricole. L’aménagement des rives du Rhône et du lac à Genève depuis le XIXe siècle, ainsi que l’assèchement des marais ont fait disparaître une grande partie des zones humides. Or, celles-ci abritent toute une faune, des insectes aux oiseaux d’eau, en passant par les amphibiens, les reptiles et certains micromammifères comme la musaraigne aquatique ou le rat des moissons. “Peu de régions à Genève n'ont pas été aménagées, modifiées ou impactées d’une manière ou d’une autre par l’homme, relève Jacques Thiébaud. Il est difficile d’isoler les effets du réchauffement climatique de ces facteurs. Certaines espèces résistent mieux que d'autres, ou partent de populations plus importantes et leur diminution est donc moins remarquée. Toutefois, l'évolution des populations ne se fait pas sentir en une génération s'il n'y a pas de modification stable plusieurs années de suite.”

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