La mise en scène

Comment les scénographes ont créé un espace à la mesure de l'exposition «Afrique».

La salle Jura de l’ancien bâtiment du Musée d’ethnographie. C’est dans cette pièce éclairée par le jour, autour de cette grande table de bois clair, que «les choses se pensent et se négocient», sourit Philippe Mathez. Le responsable du secteur expositions du MEG trône ici en grand manitou. Si tout fonctionne au poil le 18 mai, si «Afrique. Les religions de l’extase» ouvre ses portes au public sans anicroche, c’est qu’il aura correctement veillé au grain.

Il décortique son planning: «Pour un tel événement, tout commence vingt-quatre mois à l’avance. Une fois l’idée de départ définie – l’Afrique, les religions, Boris Wastiau comme commissaire scientifique, moi-même comme responsable – nous avons eu une première discussion sur la pertinence du projet et nous en avons élaboré le synopsis: que voulons-nous dire et comment illustrer notre propos?»


Philippe Mathez, responsable des expositions au MEG, et Franck Houndégla, scénographe de l'exposition.

Bien sûr, lorsqu’on dispose de milliers d’objets ethnographiques dans sa musette, on pense immédiatement croix, arches d’alliance, couteaux sacrificiels ou statuettes… «Mais il nous a très vite semblé indispensable d’ajouter de la photographie aux artefacts, souligne le responsable, pour montrer des gens dans leurs pratiques cultuelles. Il nous fallait aussi des témoignages, donc des récits en vidéo, afin de cerner comment les rites sont vécus et ressentis aujourd’hui.»

Cinq bureaux en compétition

L’exposition compte 323 objets, tous provenant des collections du MEG, 199 clichés pris par 9 photographes, 29 portraits filmés et 5 installations vidéo de l’artiste invité Theo Eshetu.

Une exposition doit enfin, par sa structure, mettre en scène idées et intentions, et les exprimer en chapitres. Ils sont ici au nombre de quatre: «Les monothéismes en Afrique», «La divination, la mort et les ancêtres, «Les cultes de possession» et «Les univers magico-religieux». Une fois ce canevas tissé, cinq bureaux spécialisés dans la muséographie ont été invités à présenter un projet.

Comme la cour d'une maison africaine

C’est là qu’intervient Franck Houndégla, le scénographe lauréat. Son bureau parisien, qu’il partage avec ses associés Sophie Schenck et Patrick Roger, a été choisi en septembre 2017 par le MEG.

«J’avais vu «Medusa en Afrique» et «L’air du temps», et j’avais très envie de travailler à Genève. Il existe en Suisse dans le domaine des expositions ethnographiques une créativité particulière, faite à la fois de beaucoup d’audace et d’une grande rigueur», constate-t-il.

«Jacques Hainard (ndlr: ethnologue d’origine neuchâteloise, conservateur du Musée d’ethnographie de Neuchâtel de 1980 à 2006, puis directeur du MEG de 2006 à 2009) a profondément marqué la muséographie dans tout le monde francophone.»

Le MEG a désigné Franck Houndégla, Béninois d’origine, «car il est aussi urbaniste et sociologue, relève Philippe Mathez. Nous voulions un scénographe avec une vision très africaine de l’espace.»

L’élu a bien compris le mandat: «Notre scénographie rappelle les cours qui caractérisent l’habitat familial en Afrique. C’est comme un plateau de théâtre, où il se passe toujours quelque chose de différent… Plutôt qu’un parcours linéaire, nous avons choisi de laisser le visiteur libre d’aller de sollicitation en sollicitation. Bien sûr, il est guidé par la lumière, par le son et par des marqueurs importants, comme une grande paroi courbe et blanche, une coupole de bois peinte en rouge sombre, un immense rocher, une caverne, et par les sols également.» Les cinq installations vidéo de Theo Eshetu assurent la transition entre chaque section.

Les pièces sont placées dans leur lieu d'exposition. L'opération s'appelle le «soclage».

Poteaux vaudous

Pour donner du corps aux religions monothéistes (chapitre 1), «nous jouons avec le textile qui voile, dévoile, enveloppe, dans lequel on glisse des amulettes», explique Philippe Mathez. «Pour illustrer les sacrifices (chapitre 2), nous optons pour des textures rappelant la croûte sacrificielle sur des autels ou des objets.» La transe (chapitre 3) est souvent associée à la verticalité – poteaux vaudous, grands arbres, termitières.

Quant aux pratiques magico-religieuses, elles font souvent appel à l’idée de l’eau miroitante, au reflet, au jumeau. Une expo réussie, martèle Philippe Mathez, «c’est une expo où, intuitivement, un cheminement se dégage, mais où l’on peut aussi picorer à sa guise, revenir à plusieurs reprises et voir chaque fois des choses nouvelles».

«Concilier l’inconciliable»

Ces orientations ont été affinées de septembre à Noël 2017, à raison d’une réunion par semaine dans la salle Jura. «Il faut un juste équilibre entre rester souple et ne pas tout remettre en question chaque fois. C’est à moi d’y veiller!» déclare Philippe Mathez, qui assume, en plus de la responsabilité des délais, celle des budgets.

L’enveloppe se monte à 800 000 francs environ: 400 000 francs pour la réalisation proprement dite et la confection des éléments matériels; 200 000 francs pour les honoraires des «créatifs» – scénographe et artistes en résidence; 200 000 francs supplémentaires pour couvrir le reste des prestations. «Nous sommes à la croisée des contraintes. Il s’agit en permanence de concilier l’inconciliable, résume le responsable. Il faut faire des compromis sans que cela ne débouche sur un consensus mou.»

Le 4 mai, tout était terminé, comme l’avait décidé le grand manitou. «Cela nous a laissé une petite marge de sécurité pour les derniers réglages et les impondérables.» Comme ces néons du couloir qui, une fois la porte de la salle d’exposition ouverte, se reflétaient à l’infini dans les photographies de Fabrice Montero… Philippe Mathez se souvient dans un rire de l’adaptation en Roumanie de l’exposition du MEG «L’air du temps»: «Quelqu’un s’est aperçu à la dernière minute que la couleur de la moquette ne convenait pas et a exigé, quelques minutes avant les discours officiels, qu’elle soit changée. Heureusement que les discours ont duré extrêmement longtemps!»


Le rocher en 27 morceaux



La confection de l’immense structure de Sagex a été confiée à un atelier français spécialisé dans les décors de théâtre et d’opéra. LAURENT GUIRAUD

Au sous-sol du MEG, derrière un cordon rouge et une porte verrouillée par un badge, tout reste à faire. Nous sommes en mars. L’expo se dévoile au public dans deux mois et sur 1000 m2. «Afrique. Les religions de l’extase» est un vaste chantier. Là où le plafond est le plus haut, des ouvriers sont en train de monter un gigantesque rocher de Sagex. Prédécoupés au fil à beurre dans les locaux de l’atelier français de fabrication de décors mandaté par le MEG, les 27 morceaux doivent être ajustés sur place. Nous sommes le mercredi 14 mars. Lundi sont arrivés trois semi-remorques avec leur chargement pesant 1500 kilos et à raison de cinq employés, la semaine devrait y suffire.

Gaby le sculpteur et Xavier le peintre sont à l’œuvre. «Nous avons construit le rocher par le toit en 18 morceaux, puis nous l’avons soulevé pour installer les cubes des parois en dessous», expliquent les deux hommes sous la direction du chef d’atelier, Joaquim Nunes. «La structure est autoportante.» Les éléments sont collés entre eux et maintenus par de petites agrafes, le temps que la glu sèche. Une mousse est injectée dans les jointures. Un matériau est ensuite propulsé, afin de donner au Sagex un aspect grumeleux rappelant la pierre, et un compresseur enduit le tout de peinture. Les visiteurs seront invités à pénétrer dans le rocher. Léger frisson garanti!



La coupole qui résonne



Le MEG a mandaté Georges et Olivier Rousset pour tailler sur mesure cette immense cloche de bois aux résonances très particulières. LAURENT GUIRAUD

Une soucoupe volante. La comparaison vient spontanément à l’esprit lorsqu’on regarde l’un des éléments scénographiques les plus spectaculaires de l’exposition «Afrique. Les religions de l’extase»: une immense coupole de bois peint en aubergine sombre coiffant le centre de la salle. L’objet a donné des sueurs froides à ses concepteurs et à l’équipe de montage, vers la mi-mars… «Nous pensions que trois points d’accroche sur le faux plafond suffiraient, mais au moment de l’installation, nous nous sommes aperçus qu’il en fallait davantage, et surtout que la structure devait être ancrée directement dans le béton de la dalle», résume Georges Rousset. «La pièce pèse tout de même dans les 1,2 ou 1,3  tonne.»

Avec son frère Olivier, qui est en train de poncer la cupule ligneuse au moment où nous faisons une incursion dans l’exposition en cours de construction, il a conçu cette gigantesque cloche de bois sous laquelle l’acoustique est très particulière. 30 m2 de surface au final, mais 100 m2 de sapin trois plis à l’origine. Rousset est une entreprise familiale installée au Lignon, qu’on se transmet de père en fils depuis 1848. «On a de la bouteille, mais ça, on ne l’avait jamais fait! s’exclame le menuisier. Il nous a fallu deux semaines de recherches, dessins et essais pour trouver la solution. Un superchallenge pour nous et une belle carte de visite pour l’entreprise – même si nous ne gagnons pas notre vie avec un tel boulot, qui nous a pris un mois et demi de travail à deux.» Pour que l’accrochage soit solide, «j’ai eu l’idée de faire faire un cercle de fer par mon voisin qui est serrurier», détaille Georges Rousset. «Il est le seul à Genève à pouvoir cintrer ainsi un profil métallique.» Le MEG cherche déjà des solutions de «recyclage», afin que cette structure d’exception ne soit pas détruite après l’expo.

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