Europe: le tri aléatoire des mineurs étrangers isolés

photo: Joel Saget/AFP

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Textes et réalisation:
Cathy Macherel

La prise en charge des migrants mineurs non accompagnés devient un objet de crispation en Europe. La culture du soupçon tend à remplacer les droits de l’enfant.


La décision est tombée jeudi 21 mars: la France continuera à utiliser les tests osseux pour évaluer l’âge des migrants. La méthode est décriée par les organisations humanitaires, elle est critiquée par le monde médical pour son manque de fiabilité.

La polémique quant à son usage témoigne surtout des crispations qui se sont installées en Europe autour de flux migratoires marqués par une population de plus en plus jeune. Car les États se doivent d’apporter une aide particulière à ces enfants et adolescents isolés: toit et nourriture, accès aux soins médicaux et à l’éducation, accompagnement en cas de demande d’asile.

Entre 2015 et 2017, 183 000 mineurs non accompagnés ont demandé l’asile en Europe. Même si globalement le nombre de migrants qui arrivent sur le continent est en décroissance depuis le pic de 2015, la proportion de mineurs non accompagnés parmi les arrivants ne cesse d’augmenter. Dès lors, autour de leur prise en charge, se nouent des tensions importantes. Elles se situent entre des ONG qui défendent le droit absolu de ces mineurs à être protégés et des États ennuyés de voir ces effectifs faire gonfler la facture de l’aide sociale. Dans ce contexte, les procédures qui consistent à déterminer l’âge de ces migrants, avec au bout une décision qui signifie plus ou moins d’aides et de protection, sont devenues un enjeu majeur en Europe.

Le cas français

À Paris, une vingtaine d’ONG actives sur le terrain accusent publiquement la Croix-Rouge française, qui s’occupe sur mandat de l’État des procédures d’établissement de la minorité, de donner sa caution à un système totalement arbitraire et dysfonctionnant. Le DEMIE (pour dispositif d’évaluation des mineurs étrangers isolés) est accusé de négliger les procédures, dans une capitale française où converge la majorité des mineurs étrangers isolés: on lui reproche de refuser de procéder à des évaluations, de prononcer des refus de minorité après des entretiens sommaires de 30 minutes seulement, effectués sans interprète ou sur la base de la non-reconnaissance de documents d’identité présentés. On reproche aussi aux instances en charge de la procédure une lenteur dévastatrice: entre l’évaluation par le DEMIE et la décision de justice de prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance, un mineur isolé à Paris peut se retrouver durant deux mois à dix-huit mois dans la rue.

«A Paris, un mineur isolé peut se retrouver entre deux et dix-huit mois dans la rue»

Des ONG ainsi que des collectifs de citoyens ont dû combler les trous. Ils ont mis sur pied des structures d’urgence ciblées sur cette population adolescente (lire le 2e chapitre), couvrant un large spectre de besoins: nourriture, logement, soins médicaux, aide juridique… «Quantité de jeunes migrants à Paris dorment dans la rue car ils ont été déboutés de leur reconnaissance de minorité», explique Priscillia de Corson, chargée de plaidoyer chez Médecins sans frontières, ONG qui a monté un programme d’aide spécifiquement conçu pour les mineurs étrangers isolés. «Le taux de refus de reconnaissance de minorité, à Paris, est à 80%. Or ces jeunes, une fois déboutés par les départements, n’ont accès à aucune aide, car dans l’attente du recours en justice, ils ne sont pas considérés comme majeurs non plus. Ils se retrouvent donc privés d’accès aux services d’aide destinés aux adultes et donc totalement démunis».


Des jeunes migrants attendent devant le DEMIE à Paris, dans le but d’obtenir une reconnaissance officielle de leur statut de migrant mineur isolé. (HRW/Anna Chaplin)

Sur les dysfonctionnements concernant l’établissement de la minorité à Paris, une enquête de Human Rights Watch menée l’an dernier est arrivée au même constat. Deux avocates de l’Antenne des mineurs au Barreau de Paris, Catherine Delanoë-Daoud et Isabelle Roth, estiment que «la grande majorité des jeunes qui se présentent au DEMIE sont rejetés au faciès», sans bénéficier ni de l’entretien d’évaluation pluridisciplinaire ad hoc, ni de l’accueil provisoire d’urgence de cinq jours prévu par la loi pour toute personne se déclarant mineure et isolée de sa famille.

Le DEMIE n’a pas répondu à nos sollicitations. Mais la direction de la Croix-Rouge française s’est publiquement défendue de toutes procédures aléatoires, tout en admettant une surcharge de travail. Et elle souligne que de nombreux migrants majeurs désœuvrés tentent d’intégrer les dispositifs pour mineurs. Selon Priscillia de Corson, des cas certes existent, mais il n’y a pas d’«industrie de la triche». Il y aurait en revanche une distorsion du droit dans l’appréhension des cas en France: «On observe que les taux de reconnaissance de minorité varient, selon les départements, de 9% à 100%. Or il y a une corrélation forte entre le nombre élevé de jeunes qui se présentent aux guichets pour faire une reconnaissance de minorité et d’isolement, comme à Paris, et les très faibles taux d’acceptation. Cela revient à dire que l’on appréhende différemment les procédures censées garantir les droits de l’enfant selon la pression financière qui se cache derrière ces demandes. Ce n’est donc plus le droit qu’on applique, mais une politique économique».


L'Europe, bout du voyage pour nombre de jeunes migrants, mais dont les espoirs de vie meilleure sont souvent déçus. Ici, la route s'est arrêtée à Calais. (UNHCR/Federico Scoppa)

«En France, les taux de reconnaissance de minorité varient, selon les départements, de 9% à 100%»
Priscillia de Corson, chargée de plaidoyer chez Médecins sans frontières

Comment s’est installée la culture du soupçon

Ce remplacement du droit par une approche économique se lit entre les lignes de rapports européens, et ils ne concernent pas que la France. Des statistiques de la Commission européenne, publiées en juillet 2018, décortiquent le coût par mois de prise en charge d’un mineur non accompagné; cela va de 382 euros en Bulgarie (l’équivalent de 0,88 fois le salaire moyen) à 4650 euros en Suède (1,29). En France, le montant est de 4340 euros, soit 1,56 fois le salaire moyen français.

Face à un jeune migrant qui se signale, il faut bien que les États puissent évaluer son âge, pour l’orienter vers les bonnes procédures. Mais depuis qu’il y a vague d’arrivées de ces jeunes et parce que le système d’aide aux mineurs garantit de fait des protections (contre le renvoi forcé notamment), et du soutien engageant des budgets de l’État, la culture du soupçon vis-à-vis de cette population de migrants semble gagner du terrain, et cela dans toute l’Europe, observent à l’unisson les organisations humanitaires. Aussi, sur l’ensemble du continent, des méthodes très disparates, et parfois éthiquement très discutables, sont utilisées dans les procédures d’évaluation d’âge, devenu nerf de tous les enjeux.

Ces disparités sur le continent font l’objet d’une observation régulière de plusieurs instances européennes, comme le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO). Dans son dernier «guide pratique sur l’appréciation de l’âge», publié en 2018, l’EASO rappelle que le processus d’évaluation des jeunes migrants doit s’inscrire, à toutes les étapes, dans le respect des intérêts supérieurs de l’enfant, garantis par les conventions internationales. Or l’organisme, à travers ses recommandations, relève nombre de manquements à cet égard.

Dans le modèle idéal préconisé par l’EASO, un processus en cascade est prévu pour ces évaluations: le premier échelon se base sur les papiers d’identité disponibles. Or nombre de jeunes arrivant en Europe n’ont pas de papiers. Parce qu’ils les ont perdus, les dissimulent, ou n’en ont simplement pas dès l’origine, comme c’est le cas dans nombre de pays africains. Selon des statistiques onusiennes, seuls 10% des États africains ont un registre plus ou moins complet des naissances. En Somalie par exemple, seules 3% des naissances sont enregistrées. Même s’ils en ont, leurs papiers ne sont pas forcément reconnus en droit européen. La présomption de minorité devrait prévaloir, même en cas d’absence de documents. Dans onze États, ce principe est loin d’être acquis notait dans un rapport de 2017 le Conseil de l’Europe.


La vie en container d'un mineur de 15 ans à Calais. (UNHCR/Federico Scoppa)


Au deuxième niveau du schéma préconisé par l’EASO se situent des entretiens oraux destinés à évaluer l’âge d’un point de vue psychologique, et des recherches plus approfondies sur d’autres éléments pouvant prouver la minorité. Là, c’est parfois l’absence d’accompagnant social qualifié, d’interprète ou de représentant juridique qui pose problème. Selon l’EASO, le jeune a par exemple le droit d’être soutenu par une personne indépendante durant la procédure. Or c’est loin d’être le cas partout. La Belgique ne prévoit cette possibilité que dans des «cas complexes»; aux Pays-Bas et en France, ce sont respectivement les services de l’immigration ou de l’asile qui s’en chargent.

Les tests médicaux

C’est enfin seulement en dernier recours, préconise l’EASO, que l’État peut procéder à des examens médicaux pour tenter d’établir l’âge du migrant. Ils consistent le plus souvent en une radiographie des os du poignet, de la clavicule et de la dentition. C’est ce qui se pratique notamment en Suisse.

Or la fiabilité de ces tests censés déterminer l’âge d’un adolescent est très fortement remise en cause par la communauté scientifique. En 2017, la Société Suisse de Pédiatrie a pris une position claire contre leur utilisation: «Aujourd’hui, aucune méthode scientifique ne permet d’établir précisément l’âge d’un jeune qui se situerait entre 15 et 20 ans afin de définir avec certitude s’il est majeur ou mineur: en effet, des valeurs d’adultes peuvent être trouvées chez un jeune mineur conduisant à une surévaluation de son âge», écrit-elle.

Dans l’arsenal des examens radiographiques, le cliché du poignet est une méthode particulièrement critiquée. Les clichés de référence utilisés ont été collectés sur des adolescents américains blancs, issus de la classe moyenne, dans les années 30. Cet Atlas de Greulich et Pyle est jugé inadapté pour mesurer médicaux l’âge biologique de jeunes migrants en 2019: leurs origines n’ont rien à voir avec l’échantillon de base et l’âge de la puberté s’est abaissée en près d'un siècle.

En Allemagne, en France, au Royaume-Uni, des positions identiques ont été prises par le milieu médical. Les experts estiment à deux à trois ans la marge d’erreur de ce type de mesure. Car l’âge biologique n’a pas forcément d’équivalence avec l’âge chronologique (le nombre d’années depuis la naissance).

Bien que bannis par l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ces tests continuent de figurer au cœur des dispositifs d’évaluation. Le jeune migrant a théoriquement le droit de refuser les évaluations d’âge à commencer par les examens médicaux, mais cela n’est pas sans conséquence. Dans six pays au moins (Pays-Bas, Luxembourg, Pologne, Slovaquie, République tchèque, Hongrie), ce refus implique que ce sont les procédures réservées aux adultes qui s’appliquent automatiquement. Cela peut signifier parfois l’enfermement dans des structures carcérales.

En Europe, tous les pays, à l’exception de quatre (le Royaume-Uni, l’Irlande, l’Allemagne et la Slovénie), ont recours à des examens radiographiques. En France, le Conseil constitutionnel vient donc de valider le recours aux tests osseux, sur requête des juges, tout en admettant la marge d’erreur qu’ils comportent. Dans sept États (Allemagne, Autriche, Croatie, Estonie, Hongrie, Italie, Roumanie), des examens de la maturité des organes sexuels, pourtant jugés très intrusifs par les autorités médicales, et rejetés par l’EASO, peuvent être requis.





Les tests médicaux d'estimation de l'âge passent le plus souvent par des radiographies, dentaire et du poignet. (DR)



Le doute systématisé?

Contrairement aux recommandations, ces tests sont loin d’être utilisés en dernier recours. En 2015, en Suisse, sur les 2700 mineurs non accompagnés qui ont demandé l’asile, 1034 ont été soumis à un test osseux. À lire les modalités dans les textes de loi d’autres pays, on comprend que la pratique est assez systématique. Dans plusieurs pays, les services de police ou d’immigration peuvent directement réclamer ce type d’examens, et n’hésitent pas à le faire. C’est notamment le cas en Autriche, au Danemark ou encore en Belgique.

L’ONG belge Mineurs en exil a parfaitement documenté la systématisation du doute et du test osseux. «En 2018, sur 3650 jeunes migrants non accompagnés signalés en Belgique, il y a eu 1800 doutes émis. Cela fait un taux de 50%, ce qui est énorme. On peut admettre qu’une partie de ces procédures sont justifiées, mais là, on se situe dans une pratique comptable, systématique», explique Katja Fournier, coordinatrice au sein de Mineurs en exil. Elle est l’auteure d’un rapport très documenté sur la question. «En Belgique, comme dans d’autres pays, le doute déclenche quasi automatiquement le test osseux. Concrètement, les jeunes passent un examen quelques jours après leur signalement, on est donc loin d’une procédure de dernier recours. La conséquence, c’est que les jeunes qui savent qu’ils risquent d’y être soumis, qu’ils aient 16 ans, 17 ans et huit mois ou 18 ans et demi, disparaissent dans la nature. On perd leur trace. Même si certains se volatilisent parce qu’ils étaient majeurs, cette approche est dévastatrice d’un point de vue social.»

Katja Fournier pointe encore le fait qu’il n’y a pas de critères pour définir le doute sur l’âge d’une personne et que les autorités ne motivent pas leurs décisions. Certaines décisions semblent empreintes de préjugés culturels. «La littérature scientifique montre qu’il y a une tendance à surestimer l’âge des jeunes filles qui ont eu une grossesse. Or on sait que ces jeunes filles peuvent avoir enfanté très jeune, avoir été victimes de mariage forcé ou encore de viol durant leur périple».

Dans son rapport, l’ONG met en avant, témoignages à l’appui, que «les documents d’identité et les témoignages d’experts sociaux qui indiquent une minorité sont régulièrement écartés», même s’il y a production d’un document d’état civil ou d’une pièce d’identité (notamment d’un passeport original authentifié). Un avocat, cité dans l’enquête menée par l’ONG, estime que le doute est émis systématiquement lorsqu’un demandeur d’asile a plus de 16 ans, est d’une certaine nationalité et n’a pas de document d’identité. Plus choquant encore, dit-il, il arrive que ce doute est aussi émis en présence de documents d’identité valables. Selon lui, des dizaines de migrants mineurs ont été considérées comme majeurs suite à des tests osseux.

«Pour nous, ajoute Katja Fournier, il ne s’agit de prétendre que tous les jeunes migrants sont des mineurs. Mais de pointer les défaillances d’un système, qui s’appuie sur une pseudoscience. Ces défaillances peuvent aussi mener des majeurs dans des structures pour mineurs. Et puis, il y a des mineurs qui cherchent à se faire passer pour majeurs, et qu’on ignore. À Bruxelles, les filières de jeunes Nigérianes ont investi les milieux de la prostitution. La police elle-même nous dit qu’elle voit des filles prétendument adultes qui ont 12 ou 14 ans».

«En Belgique, comme dans d’autres pays, le doute déclenche quasi automatiquement le test osseux. Concrètement, les jeunes passent un examen quelques jours après leur signalement, on est donc loin d’une procédure de dernier recours»
Katja Fournier coordinatrice de Mineurs en exil, à Bruxelles

La quête de la preuve absolue

Ici et là, les ONG, les autorités médicales, et des institutions comme le Conseil de l’Europe plaident pour des approches holistiques et multidisciplinaires pour appréhender la situation de ces jeunes migrants, en tenant compte de leur parcours, souvent marqué par nombre de traumatismes. Au Royaume-Uni, qui a définitivement abandonné les tests médicaux, le système tend vers cette approche beaucoup plus intégrée. La mission d’estimation de l’âge vise non pas à catégoriser l’individu en «ayant droit» ou non, mais à l’orienter vers des services adaptés en fonction de ses besoins.

Ces approches alternatives restent l’exception. Certains pays cherchent de nouvelles pistes, sans pour autant se défaire des approches de «la preuve de l’âge chronologique par la science». En Allemagne, où les médecins ont jugé le recours aux tests osseux «indéfendables», le Ministère de la santé vient de débloquer une enveloppe d’un million d’euros pour l’étude de tests basés sur des ultrasons, une méthode déjà utilisée en Suède. Aux États-Unis, une société californienne, Zymo Research, s’emploie à développer un test épigénique (basé sur l’analyse de l’ADN) censé déterminer l’âge chronologique d’un individu. Cette méthode, d’ailleurs déjà testée en Allemagne, suscite également la controverse quant à sa fiabilité. Mais le marché de la migration, qui ne cesse de rajeunir, pourrait bien lui réserver les plus belles promesses de profit.

© Tamedia