Stéphanie Arboit



La première fois que j’ai rencontré l’astronaute améri­cain Jim Irwin (ndlr: d’Apollo 15), c’était en 1981, lors d’une conférence qu’il donnait près de mon village de Tramelan. J’avais 12 ans, et cela a changé ma vie. […] Ce jour-là, j’ai compris que réussir de grandes choses ne relevait pas de la magie et qu’à force de travail et de volonté tout était possible.» Voilà le début d’un chapitre d’«Apollo Confidentiel», livre du pilote suisse Lukas Viglietti. Un récit passionnant sur les marcheurs lunaires, où l’auteur livre les portraits d’hommes faits de chair et de sang, avec leurs fêlures et leurs faiblesses, loin des images lissées de la NASA.

En plus d’explications techniques et historiques, on y entend les musiques qui résonnaient dans les capsules, on sent des odeurs, on voit des couleurs, comme les «mille scintillements bleus et verts» du sol de la Lune, alors que notre inconscient collectif l’a fixé en noir et blanc. On y découvre des trompe-la-mort, dont la plupart avaient connu des crashs et faisaient des courses en plein milieu de la circulation au volant de leurs Corvette. Et prêts à désobéir, plutôt deux fois qu’une: en 1968 par exemple, le commandant d’Apollo  8, Frank Borman, s’aperçoit qu’il a la diarrhée dans la fusée en orbite terrestre, prête à être expédiée faire le tour de la Lune. Si Houston avait voulu écourter la mission, explique Borman, «on aurait simplement répondu: «No comprendo.» De vrais space cowboys.

Leurs blagues potaches désespéraient les communicants de la NASA. Comme Pete Conrad, qui s’exclama – en allusion à sa petite taille et fruit d’un pari avec une journaliste –, quelques mois après le premier pas d’Armstrong sur la Lune: «C’était peut-être un petit pas pour Neil, mais c’est sacrément haut pour moi!» Ou Ron Evans, qui avait lancé un facétieux «Hello, mom!» lors de sa sortie dans l’espace en 1972. Le passe-temps favori de ce dernier pendant les Fêtes «était d’expliquer à tout le monde comment on allait aux toilettes dans l’espace, avec mimiques et brui­tage». Un exercice qui prenait quarante-cinq minutes.

Comment diable s’est retrouvé Jim Irwin dans un village du Jura bernois en 1981?
Il était déjà chrétien avant son voyage sur la Lune. Lors d’un crash en 1961, il avait failli perdre ses jambes et avait beaucoup prié. Certains pensent que les marcheurs lunaires sont revenus fous. Je pense au contraire que cette expérience a fait ressortir leurs traits de caractère. Jim Irwin était déjà un fervent croyant avant son voyage avec Apollo 15. À son retour, il a naturellement pris son bâton de pèlerin pour prêcher sa parole à travers le monde. Sa devise était: «Jésus marchant sur la Terre est plus important que l’homme marchant sur la Lune.»

Vous avez mené un véritable travail d’enquête!
À la place d’autres loisirs, j’ai investigué, en allant plusieurs fois sur certains lieux et en recoupant les récits. À force d’écouter leurs histoires, j’étais attentif au moment où il y avait un petit élément qui différait. Je prenais des notes après chaque rendez-vous, j’inscrivais chaque nouveau nom à rencontrer.

Comment devient-on ami avec ces hommes?
Comme commandant de bord long-courrier, je me rends souvent aux États-Unis, et il m’a été plus facile d’entrer en relation avec eux car, comme pilotes, nous avons la même façon de penser. Dès la deuxième convention sur la conquête spatiale à laquelle j’ai assisté, c’était réglé: j’étais «le pilote de Suisse». J’ai le feu en moi, mais de façon équilibrée: je ne leur ai jamais montré un intérêt démesurément fort, qui risque plutôt de faire fuir. J’ai noué des relations plus ou moins étroites avec dix des douze marcheurs lunaires (lire ci-contre). Un privilège énorme.

Pourquoi ce livre?
Dans les très nombreux ouvrages sur le sujet, je ne trouvais jamais ce que je cherchais, ou alors sur trop peu de pages. J’ai souhaité écrire le livre dont je rêvais, qui puisse se dévorer comme un roman. J’espère surtout qu’il servira d’inspiration et de coaching pour les jeunes: même avec un parcours difficile, la résilience permet de réussir de grandes choses. Pete Conrad était dyslexique. Tant Alan Shepard, avec son problème d’oreille interne, que Buzz Aldrin, avec les antécédents suicidaires de sa famille, n’auraient jamais dû voler. La plupart d’entre eux ont été recalés plusieurs fois avant d’être pris. Ce sont des fonceurs. Pas des héros avec des armures parfaites, mais des hommes, avec leurs blessures.

Écrivez-vous aussi pour déjouer des théories du complot?
Ce n’est pas un objectif direct, mais indirect. L’exemple du sable lunaire: les néophytes se fourvoient faute de savoir interpréter ce qu’ils voient. Le régolite qui recouvre la Lune est constitué d’éclats de roches brisées, qui ont tendance à s’accrocher les uns aux autres et reçoivent du Soleil d’importantes quantités d’ultraviolets durs, qui l’électrise. Il devient collant. C’est pourquoi, bien qu’étant sec, le régolite moule aussi parfaitement les empreintes des astronautes. Des éléments de mon livre, jamais publiés au monde, rappellent ce qu’était réellement la guerre froide, comme les bombes cachées dans les capsules Mercury, à faire exploser si elle tombait aux mains des Soviétiques. Et si Apollo 17 avait échoué à aller sur la Lune, ils seraient allés espionner les Russes.

Vous rappelez aussi l’apport technologique de ces missions. L’hydrogène était utilisé, alors qu’on nous dit aujourd’hui qu’il est trop instable pour les moteurs de voitures, notamment…
Oui, il faut arrêter de nous entourlouper! Cette technologie n’est pas pour demain: elle est d’hier! La conquête de la Lune a aussi permis un internet primitif, des ordinateurs couplés dans différentes universités et des télécommunications à l’échelle mondiale. Mais des technologies ne sont pas encore assez exploitées, comme les piles à combustible. Quand des passagers viennent dans le cockpit d’un Airbus, ils s’étonnent de nous voir piloter avec des side sticks (ndlr: manettes latérales) et trouvent cela très moderne. Je leur rétorque: «Pas du tout, on a atterri sur la Lune avec ça!»

«Apollo confidentiel», de Lukas Viglietti. Préfacé par Charlie Duke et écrit en collaboration avec René Cuillierier. Éd. De Boeck, 256 p.