Genève et les sans-papiers, un cas unique

Le Canton est le seul à reconnaître la présence de sans-papiers dans son économie.



Pourquoi Genève régularise-t-il ses sans-papiers quand la Suisse tout entière rechigne à reconnaître l’existence de ces travailleurs? Pour comprendre l’opération Papyrus, il faut se plonger au début des années 2000, suivre l’évolution du contexte aussi bien local que national. La campagne de régularisation commencée en 2017 est également une affaire d’hommes et de femmes, d’administrations, autant d’acteurs clés qui ont accéléré ou ralenti le processus. Si le Canton de Genève est aujourd’hui le premier à mener une telle opération, c’est qu’il a joué un rôle de pionnier durant la décennie écoulée.

Retour en 2005. Martine Brunschwig Graf, présidente du Conseil d’État, se présente devant la presse avec une proposition à adresser au Conseil fédéral. Elle vise la régularisation de 5000 personnes travaillant dans l’économie domestique genevoise. «Nous avons privilégié l’approche économique», dit-elle en s’appuyant sur deux rapports d’experts et un chiffre éloquent: le manque à gagner pour le fisc et les assurances sociales s’élève à 38 millions de francs.

L’activisme politique genevois va de pair avec l’action des syndicats et du collectif de soutien aux sans-papiers au début des années 2000. Les premiers entendent mettre en place un contrat type dans l’économie domestique et les chèques-service (deux mesures aujourd’hui en vigueur). Quant au collectif, il met en avant la nécessité d’instaurer des critères objectifs pour trancher les demandes de régularisation.

L’idée d’une campagne de régularisation fait son chemin. Mais sans l’aval de la Confédération, rien n’est possible. Or, c’est un certain Christoph Blocher qui se charge de recevoir la demande genevoise à Berne. Une demande qui reste lettre morte aussi longtemps que l’UDC règne sur le Département fédéral de justice et police et, donc, sur la gestion des questions migratoires.

220 à Genève... 2 à Zurich

En réalité, le Canton de Genève a trouvé un moyen de contourner l’intransigeance fédérale. En exploitant l’article 30 de la Loi sur les étrangers et la possibilité de délivrer des permis lorsqu’il s’agit «d’un cas individuel d’une extrême gravité», son administration délivre des autorisations de séjour «pour cas de rigueur». Entre 2001 et 2015, Genève a ainsi approuvé à lui seul 64% des dossiers acceptés en Suisse (voir infographie). À titre d’exemple, Zurich, autre canton urbain, a permis à... deux de ses travailleurs de se mettre en règle en 2015. Contre 220 à Genève la même année.

«Zurich vit une situation comparable à celle de Genève, mais ses autorités n’ont jamais reconnu la présence de sans-papiers, analyse Alessandro De Filippo, coordinateur du Collectif de soutien aux sans-papiers. Par conséquent, il n’y a pas de demande de régularisation puisque celles-ci mènent à des expulsions.»

L’idée genevoise d’une régularisation étendue refait surface en 2010, quand les associations et syndicats redescendent dans la rue, poussant le Conseil d’État genevois à mettre sur pied un groupe d’experts. Rémy Kammermann, du Service juridique du Centre social protestant (CSP), en fait partie. Il raconte des débuts hésitants et sans résultats. «J’étais pessimiste sur les chances de réussite, mais c’est à ce moment-là que le groupe d’experts a jeté les bases de ce qui allait devenir Papyrus», se souvient le juriste.

En 2012, Pierre Maudet est élu au Conseil d’État. Le magistrat commence par suspendre les activités du groupe de travail et commande un rapport global sur la migration à Genève. Lorsque le document est prêt, il convoque à nouveau tous les acteurs qui forment le groupe de travail mais dit aussi son scepticisme. «Il nous a dit: «Je n’y crois pas, mais convainquez-moi», raconte Rémy Kammermann.

Un revirement semble alors avoir eu lieu chez le conseiller d’État. Rapidement, il place des acteurs clés au sein du groupe de travail. Parmi ceux-ci, la directrice de l’Office cantonal de l’inspection et des relations du travail, Christina Stoll.

Infographie Papyrus

Le vent tourne

À Berne, un autre changement s’opère. À la tête du Département de justice et police, auquel est rattaché le Secrétariat d’État aux migrations (SEM), il n’y a plus Christoph Blocher ni Eveline Widmer-Schlumpf, mais Simonetta Sommaruga. Durant sa campagne, la socialiste a maintes fois dénoncé «l’hypocrisie face aux sans-papiers». De fait, la Suisse ratifie la convention concernant le travail décent pour les travailleuses et travailleurs domestiques du Bureau international du travail.

Le vent tourne définitivement en faveur de Papyrus quand Kurt Rohner, vice-directeur du domaine Immigration et intégration au SEM, est remplacé par Cornelia Lüthy. Le premier part à la retraite, emportant avec lui sa réputation de «dur» issu de l’ère Blocher. Celle qui lui succède, nommée par Simonetta Sommaruga, ira jusqu’à faire le déplacement à Genève pour participer à la conférence de presse annonçant le lancement de l’opération Papyrus.

Le compromis peut donc être finalisé. Genève mènera une expérience pilote qui n’est «ni une amnistie ni une régularisation collective», insiste Cornelia Lüthy, assise aux côtés des autorités genevoises le 21 février 2017. L’opération est lancée, elle n’a pas nécessité de révision du cadre légal et repose sur des critères objectifs auxquels devront répondre les candidats à un permis de séjour. C’est la revendication des associations et syndicats, portée depuis les années 2000, qui se matérialise.

Le reste de la Suisse observe

Un an après l’annonce du lancement de l’opération, plus de mille personnes sont sorties de l’ombre. Les autorités tablent sur 2200 à 2500 personnes régularisées l’année prochaine, quand l’opération prendra fin.

Pendant tout ce temps, le reste de la Suisse a observé Genève mener cette opération. Une poignée de parlements cantonaux se sont emparés de la question. À l’instar du canton de Vaud, tous (sauf Bâle-Ville) rejettent d’emblée l’idée d’une régularisation des travailleurs sans-papiers.

Vu de Genève, fort de quinze ans de débats, Rémy Kammermann croit peu aux initiatives nées dans les parlements cantonaux. Politiser la question serait même le meilleur moyen de faire échouer une telle opération. «Il faut que les associations et les syndicats prennent les devants, soutient le juriste. À commencer par un travail de recensement des sans-papiers.»

«Il faut que les associations et les syndicats prennent les devants»

Impressum

Textes: Luca Di Stefano
Photos et vidéos: Steeve Iuncker-Gomez et Lucien Fortunati
Réalisation: Frédéric Julliard


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Textes: Luca Di Stefano
Photos et vidéos: Steeve Iuncker-Gomez et Lucien Fortunati
Réalisation: Frédéric Julliard


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