Servette: un bonheur fêté le soir du 10 mai (Eric Lafargue)

Servette: un bonheur fêté le soir du 10 mai (Eric Lafargue)

Chronique d'une ascension

Retour sur une saison qui a permis au Servette FC de retrouver sa place en Super League. Une belle histoire, en plusieurs temps.

Avec pour apothéose la soirée magique du 10 mai, ce match remporté contre l’ennemi intime lausannois synonyme de promotion officielle en Super League, l’histoire de cette saison tient dans les espoirs qu’elle a comblés. Et si cette trajectoire tendue vers le succès n’est pas une fin en soi, mais plutôt un commencement, elle mérite tous les regards, puisque ce présent glorieux n’est pas tombé du ciel.

Il y a des moments clés, des instants qui marquent une destinée, et s’il faut tourner les pages du livre qui vient de s’écrire, il faut aussi s’arrêter sur ces souvenirs forts qui illustrent le bonheur regagné. Dans une littérature fantasmée, Servette était «A la recherche du temps perdu», et on le comprend aujourd’hui, à la lecture des dernières lignes écrites de ce «Temps retrouvé». Chronique d’une ascension.

L’arrivée d’Alain Geiger

Cette saison 2018-2019 commence avant son coup d’envoi. Alain Geiger n’est pas Marcel Proust, mais il a la mémoire de son passé grenat, qu’il visite volontiers. En mars 2018, il envoie son CV au club. Pas de réponse. En mai, il appelle le président Didier Fischer. Un rendez-vous est pris. La rencontre fait mouche, il sera le nouvel entraîneur du club. L’homme ne s’est pas présenté les mains vides. Sa madeleine, c’est l’idée du jeu dont il se souvient. Il a tout prévu. Il va convaincre les joueurs (lire en pages 4 et 5). Le point de départ contient déjà l’histoire.

L’apprentissage commun

De la théorie à la pratique, il y a un apprentissage. Il s’opère entre le nouvel homme fort et ses joueurs. Tout n’est pas simple au début. Geiger est-il l’homme de la situation, lui qui n’a plus entraîné en Suisse depuis dix ans? Le contingent sera-t-il à la hauteur des ambitions? S’il y a deux victoires pour ouvrir la saison, il y a deux défaites ensuite. Mais Geiger reste calme: «Il nous faut 18 matches pour que tout se mette en place», dit-il à qui veut l’entendre. Le potentiel servettien se devine déjà, sans pour autant faire toujours la différence.

Une défaite victorieuse

Le premier tournant a lieu le 31 août 2018. Servette reçoit Lausanne pour un premier test grandeur nature. Les Vaudois ouvrent rapidement le score (tête de Loosli sur corner), Servette est crispé. Et tout bascule à la 57e minute, avec la double expulsion d’Alphonse (deux jaunes bêtes) et de Mfuyi (réclamations jugées insultantes par l’arbitre). Servette est à neuf. Match plié? C’est tout le contraire qui se produit. Pendant plus d’une demi-heure, les Grenat vont dominer à neuf un LS tétanisé. Stevanovic frappera un coup franc sur la barre.

Les Vaudois s’en sortent par miracle, les Genevois sont les vainqueurs moraux. On ne le sait pas encore, mais cette défaite injuste marque un basculement, la prise de conscience de tout un groupe.

La fuite en avant

Servette se transforme en machine à gagner. Quelques balbutiements d’abord, en septembre, avec trois nuls décevants. Puis c’est octobre et la prise de pouvoir. Triomphante. Il y a Rouiller en patron de la défense avec le capitaine Sauthier; Cespedes ou Maccoppi en liberos du milieu; Cognat, Wüthrich et Stevanovic derrière les attaquants, trois joueurs supérieurement doués pour cette ligue; Schalk et Alphonse, puis Kone, devant. Le 4-1-3-2 de Geiger est en place, il fera le désarroi des adversaires.
Point d’orgue: ce succès 2-3 à Kriens le 27 octobre. À la 90e minute, un Servette égaré perd encore 2-1. Chagas inscrit deux buts dans les arrêts de jeu pour offrir une victoire qui propulse les Grenat en tête du classement. Solidarité, rage de vaincre, talent individuel jusque sur le banc: Servette ne quittera plus la première place.


Lausanne-Servette, le 3 avril. Les Grenats l'emportent sous la neige. Un match décisif. (Lafargue)

La double confirmation

Il aura fallu moins de 18 matches pour installer la supériorité dont rêvait Geiger. Le reste est confirmation. Servette finit fort la première phase. Ne s’affole pas quand il perd à Chiasso en février. Et terrasse Lausanne une première fois sur la neige de la Pontaise le 3 avril: tout est dit. Il ne manque alors plus que la cerise sur le gâteau, que même une défaite à domicile contre Aarau ne remet pas en question. Servette écrase Lausanne 3-1 le 10 mai pour le bonheur que l’on sait, partagé avec 20 055 spectateurs. Chapeau les champions!

Daniel Visentini

Longue vie au Servette FC

Le commentaire de Daniel Visentini

Le ciel grenat est peuplé de mythes et de légendes, de fantômes et d’anges, de mauvais démiurges et de vrais dieux, il se constelle de mille tempêtes, toujours balayées par mille soleils: ce ciel-là est éternel, il est à la fois le doux drame et le fragile bonheur du Servette FC depuis 129 ans.
Nous partageons tous au moins un souvenir lié à ce club, douloureux ou merveilleux, et si ce supplément raconte le présent glorieux d’un retour au sein de l’élite du football suisse, il rappelle aussi les brûlures d’un passé récent, comme si cette odyssée, où le sursaut de grâce estompe toujours les pires turpitudes, devait inscrire une destinée tragique et superbe.

Servette est un héros grec. Il l’a été au travers de cette saison fantastique, comme tout au long de son histoire, puisque plus que jamais les deux sont intimement liés.

Il est question là d’une épopée qui suppose des épreuves surmontées avec courage pour un triomphe mérité.
Ce destin est également éloge de la patience. Celle du public pour commencer. Ils étaient 20 055 au Stade de Genève le 10 mai pour fêter le retour officiel en Super League. Mais combien d’entre eux se massaient dans une enceinte vide de sens quand ce grand club végétait en première ligue? Ici, aucun opprobre. Juste la conséquence des gestions désastreuses qui ont rythmé le XXIe siècle, avec pour calamité morbide le cortège formé par Marc Roger, Majid Pishyar et Hugh Quennec.

Ulysse moderne, Servette a chaque fois su s’inventer une trajectoire pour renaître. Pas plus que les héros, les grands clubs ne meurent jamais, dit-on. Mesuré à l’aune de ce qu’il a vécu, Servette fait partie de cette illustre mythologie.

Cet héritage, c’est celui que porte aujourd’hui la nouvelle direction de cette institution genevoise. Avec Didier Fischer à sa tête, la Fondation 1890 a évité le pire – une nouvelle faillite après celle de 2005 – au printemps 2015. Il lui a fallu un apprentissage de trois saisons, avec d’abord un retour en Challenge League, pour que jaillissent les fruits d’une gestion saine retrouvée.

Au détour des pages de ce supplément, le symbole d’une promesse de jours meilleurs: cette équipe promue, festive, joueuse, joyeuse; un président qui évoque le chemin parcouru et le futur; un entraîneur, Alain Geiger, qui détaille la généalogie d’un avènement, puisque rien n’est dû au hasard; et des joueurs bien sûr, dont on retrace le périple victorieux.

Et puis, il est évidemment question d’avenir. De ce qui attend les Grenat la saison prochaine. Parce que si les tragédies d’hier rajoutent à la superbe d’une renaissance, autant asseoir ce retour dans l’élite sur des bases solides. C’est la responsabilité de toute la famille grenat, de la direction au secteur sportif. Mais aussi celle de ce formidable public qui sait se mobiliser et qui est attendu nombreux pour accompagner ses héros contre les meilleures équipes de Suisse. Si Genève peut être fière de son club phare, il serait juste qu’elle le lui rende bien pour imprimer un nouvel élan.

Il y a un stade qui fait gentiment peau neuve, la crédibilité d’un club qui a sagement regagné la confiance de tous, y compris des milieux financiers, et une équipe qui doit se construire pour vivre bien à l’échelon supérieur.
Dans le ciel grenat de demain doivent fleurir de nouvelles providences, débarrassées désormais des nuages d’hier.

Daniel Visentini

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