Des coraux-nurseries à la capsule de vie

Les coraux des profondeurs

C’est la mission principale d’UTP en Polynésie: étudier les coraux de la zone crépusculaire, située entre 30 et 150 mètres de profondeur, encore méconnus. L’un des objectifs est de comprendre si ces résidents des abysses peuvent servir de refuge, voire de nurserie, à leurs homologues établis près de la surface et qui sont fortement menacés. Et pourquoi pas tenter, à terme, de «réensemencer» du corail afin de faire revivre les récifs sinistrés.

L’étude des coraux se joue sous l’eau et en surface. Ce jour de septembre, sur le zodiac qui sert aux déplacements sur sites, deux binômes de plongeurs s’apprêtent à se mettre à l’eau. Hors de la lagune, en haute mer, ils vont enchaîner, trois heures durant, divers relevés à six profondeurs, jusqu’à 120 mètres. En surface, Nico, biologiste et plongeur qui vient tout juste d’arriver sur le Why, Jérémy, biologiste marin qui coordonne les programmes scientifiques et pédagogiques, Michel, spécialiste des coraux, et Héloïse, qui effectue son post-doc, se chargent d'assurer la sécurité.

Ils récoltent également les échantillons ramenés par les plongeurs, grâce à des sondes ou une bonbonne qui captel’eau à diverses profondeurs. Enfin, un appareil photo harnaché sur un déambulateur géant permet de photographier des zones de manière standardisée, du 75 cm par 75 cm. Ces images et leurs milliers de détails seront ensuite analysés en laboratoire, un travail de titan…



«L’un des buts est de caractériser l’habitat des coraux, de pouvoir faire le lien entre l’environnement et les types de communautés coralliennes, explique Héloïse. Nous prélevons également de l’eau à différentes profondeurs pour analyser les nutriments, les communautés bactériennes, entre autres.» Afin de comprendre comment vivent ces coraux, comment ils se sont adaptés à la faible luminosité des abysses, comment ils se reproduisent. Un but de connaissance donc, mais également de préservation. Car ces coraux des abysses pourraient contribuer à assurer la relève des coraux de surface, qui dépérissent. Ils pourraient servir de nurserie, d’abri, pour ensuite de réensemencer la surface. De retour au bateau principal, le Why, les deux scientifiques Michel et Héloïse improvisent un laboratoire d'analyse.



À terre, Franck, le photographe d’UTP, organise une séance photo pour immortaliser les coraux prélevés sous toutes les coutures et révéler leur vraie nature. Le bloc calcifié insignifiant se révèle alors: on découvre à l’écran, sous l’effet du zoom, des sillons colorés, des textures, des bouches (oui les coraux ont des orifices), un feu d’artifice de couleurs. Après avoir été étiquetés et conditionnés, les prélèvements seront ensuite envoyés sur l’île de Moorea, où se trouve le Criobe, une unité de recherche et de services du CNRS (Centre national de la recherche scientifique français) qui participe à l’expédition.

Le corail, c'est quoi?
«C’est une bête un peu bizarre, explique Michel Pichon, 79 ans, grand spécialiste français de la taxonomie des coraux. Pendant longtemps, on a cru que c’était un végétal. Au XVIIIe siècle, on s’est rendu compte que c’était en réalité un animal, qui s’apparente à une anémone ou une hydre.» Sa particularité: le corail sécrète un squelette calcaire et vit en symbiose avec une algue, installée à l’intérieur de ses cellules animales. Celle-ci se charge de la photosynthèse. «Le corail est au carrefour des règnes minéral, animal et végétal.» Il se nourrit du produit de la photosynthèse mais happe aussi au passage de petits crustacés avec leurs tentacules, avant de les ingérer par une bouche. Enfin, il pompe aussi le carbone organique dissous dans l’eau.»

Le blanchissement des coraux, c’est quoi?
«Lorsque l’eau devient plus chaude, l’algue abritée par le corail libère une molécule toxique pour le corail. Cela le dérange, le stresse, alors pour se défendre il expulse la zooxanthène. Sauf qu’ensuite il n’a plus d’apport énergétique, puisque l’algue se chargeait de la photosynthèse…»



Laetitia Hédouin, chargée de recherche au Criobe et spécialiste des récifs coralliens, collabore avec UTP. Elle revient sur le rôle déterminant du corail. Interview.

Comment qualifier la situation des coraux en Polynésie, sont-ils plutôt préservés en comparaison avec ceux d'autres régions et si oui comment l'expliquer?
Il est très difficile de donner une réponse précise. La Polynésie compte 118 îles, nous avons une bonne connaissance des coraux sur une dizaine d’entre elles seulement… Et on ne peut pas faire de généralités, car d’une île à l’autre, les effets du réchauffement climatique sont différents. Par exemple, lors du dernier épisode de blanchissement des coraux, en 2016, les îles des Tuamotu ont perdu 50% de leurs coraux, d’autres îles beaucoup moins. De même, la capacité de résilience des récifs diffère: à Moorea, où il ne restait que 2% de coraux vivants en 2010 – une étoile de mer dévoreuse couplée à un cyclone les ayant décimés – aujourd’hui, on est revenu à 77%! Sur l’île voisine Tetiaroa, on atteint à peine les 20%.

Comment expliquer cette résilience?
Nous n'avons pas encore identifié les processus et mécanismes qui expliquent de telles différences de résilience des coraux. Mais nous avons des hypothèses. D’une part, le peu d’activité touristique sur la plupart des îles, ce qui préserve l’écosystème. Surtout, on a constaté des apports de larves qui viennent recoloniser les récifs. Elles pourraient venir des coraux vivants dans les profondeurs. Ceux-ci serviraient ainsi de refuge, de nurserie, et renverraient des individus larvaires vers la surface. Il existe toutefois peu d’études sur le sujet, on ne sait pas si toutes les espèces en sont capables, dans quel écosystème, etc. La connaissance est lacunaire car il faut aller à des profondeurs de plus de 60 mètres pour étudier ces coraux mésophotiques. D’où l’importance du travail que réalise en ce moment l’équipe d’Under The Pole.

Si les coraux venaient à disparaître, quelles seraient les conséquences?
Les coraux sont les organismes constitutifs des récifs qui fournissent un habitat à des milliers d’organismes. 25% de la biodiversité de la Terre s’y trouve! Si cet habitat vient à disparaître, les poissons partiront, cela déséquilibrera l’écosystème avec un impact direct sur la pêche et le tourisme – qui veut plonger pour voir des algues? Enfin, les récifs jouent un rôle de barrières, de protection des côtes. Sans eux, les vagues déferleront sur les côtes des atolls dont le niveau est déjà bas. Les nappes phréatiques vont devenir salées. On peut encore ajouter que des scientifiques ont identifié dans les récifs une molécule active qui pourrait jouer un rôle dans le traitement du cancer et de la leucémie. Ils estiment qu’il y a 300 fois plus de chances de trouver un nouveau médicament dans l’océan que sur la terre. C’est insensé de penser qu’on pourrait perdre tout ça…

Que faire pour protéger les coraux?
Il faudrait évidemment réduire les émissions de CO2. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) vient d’annoncer que si d’ici à 2100 la température des océans augmente de 2 degrés, 99% des coraux mourront… Notre travail, avec UTP, se concentre sur la capacité de résilience. Nous voulons identifier où sont les colonies émettrices de larves et protéger ces zones en priorité. Les plongeurs d’UTP étaient récemment à Makatea, ils ont raconté ne jamais avoir vu un site aussi riche en coraux et aussi beau. C'est une vraie découverte. Mais il va falloir prendre en compte dans la préservation de cet écosystème le projet pour remettre en cours l'extraction de phosphate.

Pour optimiser la résilience des coraux, vous menez un projet étonnant: créer des supercoraux...
Nous testons actuellement l’évolution assistée. Soit entraîner des coraux à supporter des températures plus élevées, comme un athlète. Certes, c’est une intervention humaine, mais il faut faire des choix et agir, sinon ils mourront. Nous exposons des larves à 32 degrés, durant des phases de plusieurs heures, en laboratoire. Nous avons remarqué que sur certaines cela a augmenté leur capacité de résistance. Mais nous ne savons pas encore si une fois adultes, elles la conserveront.

«Si les récifs de coraux viennent à disparaître, les poissons partiront, cela déséquilibrera l’écosystème avec un impact direct sur la pêche et le tourisme. Et sans les récifs, les vagues déferleront sur les côtes des atolls dont le niveau est déjà bas...»


Les grands prédateurs

Dans certaines zones de Polynésie, plus de 90% des populations de requins ont disparu. UTP se focalise sur le requin-marteau et le requin bouledogue pour tenter de mieux comprendre leur migration et ce qui les menace. Les plongeurs collecteront des informations (ADN) et marqueront les requins pour suivre leur migration et mieux comprendre leur comportement. Des superprédateurs à étudier mais aussi à protéger car ils jouent un rôle dans l’équilibre des écosystèmes marins. Comme pour les coraux, l’objectif est une meilleure compréhension. Mais aussi une meilleure protection de ces espèces, par le biais de la création, à terme, d’aires marines protégées, la sensibilisation des populations et l’organisation d’un tourisme écoresponsable.


Repousser les limites de la plongée sous-marine

Pendant cinq mois, l’équipe va plonger quasi quotidiennement à travers les cinq archipels de la Polynésie. Depuis le début du mois de juillet, elle avait déjà effectué plus de cent plongées. Le programme scientifique d’étude des coraux mésophotiques se déroule en partenariat avec le Criobe (Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement à Moorea), qui dépend du CNRS (Centre national de la recherche scientifique). L’étape actuelle se situe non loin de Bora-Bora, où les trois palanquées – binômes de plongeurs – se relaient pour explorer les abysses.



Ils s’enfoncent à trois profondeurs de «travail», 60, 90 et 120 mètres. Pour des plongées qui durent souvent entre deux heures et demie et trois heures (paliers de décompression oblige, il faut éliminer les bulles d’azote accumulées dans l’organisme avant de remonter à la surface). «On reste généralement entre vingt et vingt-cinq minutes à 120 mètres, puis on enchaîne les paliers de décompression, explique Erwan, 26 ans, ingénieur écologue et plongeur, responsable à bord des partenariats et de la logistique.

Les paliers à 70, 50, 30 et 15 mètres sont assez courts, le plus long est le dernier, à 6-3 mètres, il dure une heure à une heure et demie…» Et durant tout ce temps, que font les plongeurs? «On admire les coraux, on regarde les poissons, on fait des photos, des observations. Certains méditent aussi! On a également des tablettes immergeables qui permettent de regarder des films, mais sans le son.»

Matériel et savoir-faire à la pointe

Pourquoi ne pas utiliser des robots? «Il faut une combinaison avec l’homme, les deux sont complémentaires, répond Ghislain Bardout, directeur de l’expédition. Ils n’atteignent pas le rendement du plongeur. Par exemple, il leur faudrait près de trente minutes pour effectuer un prélèvement, nous allons plus vite.»

Derrière cette prouesse technique de durée et de profondeur, un savoir-faire et du matériel à la pointe. Le scaphandre recycleur trimix (lire ci-après) et un propulseur limitent l’effort et la consommation d’air. Entre ces deux engins, les bouteilles de secours et le reste de l’équipement, chacun porte en surface près de 100 kilos sur le dos. Des plongées de l’extrême pour explorer cette fameuse twilight zone où tout reste à découvrir.



Julien explique que le recylcleur fonctionne avec un mélange trimix: oxygène, hélium et azote. Et permet de plonger plus profondément, plus longtemps et sans rejet de bulles qui effraient la faune. «C’est comme si on respirait dans un sac: à chaque inspiration et expiration, on va remplir ou vider des «faux poumons» placés à droite et à gauche sur le torse, dans un gilet.» On respire en circuit fermé, le résidu d’oxygène non consommé retourne dans le circuit, au lieu de partir en bulles comme dans les systèmes de plongée traditionnels.

«On reste généralement entre 20 et 25 minutes à 120 mètres, puis on enchaîne les paliers de décompression.»

À l’arrière du gilet, un tube contenant de la chaux filtre le gaz expiré et retient le CO2 produit. «La machine a deux rôles: quand le plongeur fait des efforts et consomme de l’O2, elle balance la consommation en réenrichissant le mélange de gaz avec du O2; elle retire également du mélange le CO2.» Un système électronique analyse en temps réel la composition du mélange respiré.

Capsule et sous-marin

Le plongeur porte également une bouteille d’oxygène pure en cas de panne du système. «Nous sommes à la pointe dans le domaine de la plongée d’incursion, avec les recycleurs les plus perfectionnés qui soient, relève Ghislain Bardout, responsable de l’expédition et plongeur. On a atteint les limites physiologiques, on ne peut pas respirer des gaz en dehors de certaines valeurs, ils finissent par devenir toxiques. On ne pourra donc pas descendre beaucoup plus profond avec ce système.» Alors pour pouvoir rester plus longtemps, sans faire des heures de palier, plus profondément et pour pouvoir s’immerger totalement dans le milieu, Ghislain Bardout a quelques projets en tête.

Le premier projet est baptisé «capsule». Soit un habitat sous-marin de 4,50 m2 à saturation pour s’affranchir des limites du temps et effectuer des immersions jusqu’à 72 heures sans remonter à la surface. «C’est comme un abri, qui permet aux plongeurs de travailler dans les profondeurs puis de remonter dans la capsule, pressurisée, de se reposer, de dormir et manger, puis de retourner explorer le lendemain. Immergés dans le milieu sous-marin, ils pourront également effectuer des observations, notamment des cétacés et leur mise à bas. C’est un véritable observatoire sous-marin.» La capsule a été testée à Concarneau, Ghislain et deux coéquipiers y ont passé vingt-quatre heures. Les premiers tests en conditions réelles, en Polynésie, sont prévus en août 2019. Cette capsule n’est qu’une première étape d’un projet encore plus ambitieux: le Nautilus. Rien de moins qu’un sous-marin…

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La capsule, un habitat sous-marin, peut accueillir trois plongeurs.


Informer et sensibiliser dans les écoles

Parmi les nombreux objectifs de Ghislain et Emmanuelle, il faut encore citer la formation et la sensibilisation des enfants et des jeunes. Under The Pole a ainsi créé une plateforme pédagogique et des outils mis à disposition des enseignants autour du changement climatique. L’expédition devient alors un support de cours, un vecteur pour aborder les questions environnementales liées à l’océan et à l’utilisation des ressources à travers le quotidien de l’équipe, son travail, ses découvertes. Une porte d’entrée vulgarisée, sous forme d’une aventure qui fait rêver et donne à réfléchir. On présente aussi les différents corps de métier présents à bord, les parcours et les formations de chacun, pour encourager les vocations.

A Bora-Bora, retour en classe pour l’équipe d’UTP, qui a préparé une journée éducative pour une vingtaine d’écoliers du primaire. Julien, secondé par Nico, présente le système du scaphandre recycleur qui permet de plonger plus profondément et plus longtemps. Présentation aussi du propulseur, un engin cylindrique motorisé pour se déplacer sous l’eau sans trop gaspiller d’énergie (et d’oxygène). En parallèle, un autre groupe d’enfants visite le bateau pendant qu’un troisième parle corail avec Michel et Héloïse. Ils sont très au courant des techniques de chasse sous-marine, moins de la fiche d’identité d’un corail…

L’après-midi, intervention directement dans l’école, face à des élèves de 14 ans. Jérémy, qui coordonne les programmes scientifiques et pédagogiques de l’expédition, et Héloïse, qui étudie les coraux, alternent théorie et ateliers pratiques pour présenter les coraux et témoigner de la fragilité des océans.




Ça glousse un peu derrière les pupitres au moment d’identifier un corail à la forme phallique, ça se plaint de l’odeur saumâtre dégagée, mais globalement l’audience est intéressée et attentive. Les intervenants ont été invités par l’école. «Nous sommes en train de mettre en place un programme d’aire marine éducative, soit une zone délimitée qui puisse servir de sujet d’étude interdisciplinaire, explique Tehani Maueau, enseignante en sciences de la vie et de la terre. C’est un outil de sensibilisation. Le travail d’UTP s’inscrit dans la lignée de nos objectifs pédagogiques.»

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