Ghislain Bardout, le rêveur qui va voir plus loin que l’horizon

Il a le regard profond, de celui qui vous sonde (et intimide un peu). Le regard déterminé aussi, de celui qui regarde au loin et plus loin. «Je veux toujours voir au-delà de l’horizon», confirme-t-il. Ghislain Bardout, 38 ans, est le directeur des expéditions Under The Pole, ingénieur énergéticien EPFL, spécialiste de la plongée polaire profonde et cameraman sous-marin. Il a passé une partie de son enfance près de Genève, à Ferney-Voltaire. Plus que les grandes profondeurs, ce sont d’abord les sommets qui l’attirent. Escalade, alpinisme et randonnée sont ses premières passions. Avant de découvrir la plongée, à 15 ans, dans le Léman. «C’est devenu une passion dévorante. Je vendais des fromages au marché pour financer mes formations et mon matériel!»

A 20 ans, il est déjà moniteur. Mais ne refuse d’en faire sa profession. «J’avais peur de perdre ma passion, il fallait la combiner avec autre chose.» Alors celui qui rêvait, ado, d’être pilote puis de construire des avions, intègre l’EPFL, en génie mécanique, et lorgne, en parallèle, du côté du milieu de l’expédition. Un monde fascinant «mais qui me paraissait inaccessible». Il trouvera une porte d’entrée grâce à Emmanuelle Périé, sa future compagne, qui lui présente l’explorateur français Jean-Louis Etienne. «Je suis devenu logisticien et responsable technique pour lui. Ce parcours a été une formidable école.»

«Notre vie, pendant trois ans, c'était préparer cette expédition»

L’aventurier a pris le vent. Et veut voguer au large avec ses propres voiles. Alors il imagine une expédition en Arctique pour réaliser un reportage inédit sur l’univers sous-marin de la banquise, en voie de disparition. Pendant près de trois ans, il termine ses études tout en préparant l’expédition. «C’était un parcours du combattant. Avec Manue, on a tout fait tout seuls. Notre vie, c’était cette expédition. Cet engagement et les difficultés affrontées ont donné sa valeur au projet.» La reconnaissance arrive avec l’annonce d’un sponsor de poids: Rolex. «À 27 ans, je me suis retrouvé dans leurs bureaux à vendre mon projet. J’avais acheté un pantalon et une chemise neuve, j’étais malade de pression. C’était tellement fou.»

En 2010, un hélicoptère dépose l’équipe de huit explorateurs sur la banquise. 47 jours, 52 plongées, des traîneaux de 145 kilos, des températures entre -30 et -50 degrés. «Au début, quand je m’endormais, je me sentais horriblement seul. Je me disais: «Mais qu’est-ce que j’ai fait…» Dans ces moments, comme dans beaucoup d’autres, travailler en couple est une force. C’était extraordinaire de pouvoir compter sur Emmanuelle.» Petit à petit, le groupe s’acclimate aux conditions extrêmes, prend ses repères. Et l’aventure folle récolte des images qui feront le tour du monde.
De quoi donner envie au couple de recommencer.

«On a persévéré dans nos convictions»

Trois ans et demi plus tard, après avoir dû vendre sa maison pour combler la perte d’un sponsor et affronté d’autres écueils financiers, Under The Pole II est lancé en 2014. À bord d’un bateau cette fois, le WHY, retapé par le couple et ses amis. «Même si le parcours a été chaotique, on a persévéré dans nos convictions. On a réussi à nouer des partenariats, à fédérer.»

On l’aura compris, Ghislain carbure à la passion avec une détermination qui semble inébranlable. «On vit de notre passion et on espère que nos expéditions servent à la connaissance, à l’éducation, à l’inspiration aussi. Pour donner à d’autres l’envie de mettre son énergie au service d’une quête qui fait sens pour l’humanité.»

Questionnaire express
La dernière fois que…

… vous avez attrapé un fou-rire?
Il y a deux jours, pendant le tournage du documentaire, j’ai imité en la caricaturant la voix d’un personnage célèbre. On est tous parti en fou-rire et on a mis 10 bonnes minutes avant de pouvoir reprendre le travail.

… vous avez pleuré?
Il y a quelques années, à l’enterrement du frère d’un ami proche, mort trop jeune en montagne dans une avalanche.

… vous avez envié quelqu’un?
Thomas Pesquet! On a presque le même âge, je l’ai suivi depuis son recrutement par l'Agence spatiale européenne en 2007 et il a passé depuis 6 mois dans l’espace et y a même fait une sortie extra-véhiculaire - une plongée spatiale en quelque sorte. Je l’envie, je l’admire, mais en toute sympathie et avec beaucoup de respect pour son travail remarquable et si inspirant.

… vous vous êtes énervé?
Très franchement, je m’énerve souvent de beaucoup de choses, mais j’essaie de le garder pour moi et de faire en sorte que cela ne se voit pas. Seule Emmanuelle est dans toutes les confidences. Quand on dirige une expédition de cette nature, on doit constamment gérer des priorités et manager une équipe, avec une vision globale que personne d’autre ne peut avoir. On fait donc inévitablement face à des situations stressantes. Au quotidien, malgré la routine et la fatigue, il faut savoir choisir ses combats pour préserver son énergie et se concentrer sur l’essentiel.

… vous avez fredonné une chanson?
Presque tous les jours, je sifflote la musique du générique de «Game of Thrones», souvent pendant que je prépare mon matériel de plongée. À bord du WHY, on est fan de la série!

… vous vous êtes régalée à table?
On mange très bien sur le WHY. Il y a une semaine, au terme de plusieurs jours de plongée intense, on avait tous envie de relâcher un peu la pression. Alors, pour fêter le départ d’un de nos équipiers on a préparé un bon apéro, on a sorti du fromage et on a fait cuire deux gigots au four qu’on a dégustés avec du vin rouge. C’était excellent et on a bien rigolé. Ces moments de relâche sont importants, car ce sont eux qui rassemblent aussi l’équipe.


Emmanuelle, une vaillante à la barre

Elle a grandi loin de la mer. Mais elle déroule sa vie sur les flots. Emmanuelle Périé-Bardout, 39 ans, est codirectrice des expéditions UTP, skipper diplômée et spécialiste des régions polaire. Et aussi, sans tomber dans l’hagiographie, solaire, curieuse des autres et sacrément solide. Elle s’occupe de la communication, rédige les textes car elle aime écrire. Lire aussi, même si elle ne trouve plus le temps. Entre les plongées, la planification de l’expédition avec Ghislain, les courses, son rôle de maman et d’enseignante pour Robin, 6 ans, et Tom, 2 ans, la logistique.

«On essaie d’aménager des moments pour notre couple et notre famille, on fait des randonnées quand on est proche dans la terre.» L’été prochain, le WHY devrait jeter l’ancre pour quatre mois. «On va peut-être pouvoir se poser un peu. Je pourrais presque m’inscrire à un cours de ukulélé…»

Sa première expédition à 25 ans

La passion du grand large l’habite depuis toute petite. Lorsqu’elle découvre, au détour d’un reportage télévisé, le concept du bateau école, elle décide qu’elle aussi fera ça. Convainc ses parents réticents. Et à 13 ans, «Manue» embarque pour six mois de navigation entre l’Angleterre et le Maroc. «Ça a été une révélation. Le retour au Collège a été difficile…» Elle s’accroche, passe son Bac littéraire. «Je voulais étudier les cétacés, on m’a dit qu’il n’y aurait aucuns débouchés. Je regrette qu’on ne m’aie pas parlé de certaines écoles à ce moment-là, il y avait des possibilités.» Tant pis pour l’académique, place à la pratique, en Bretagne à l’École Nationale de Voile. Avant de travailler durant cinq ans en tant que responsable d’une île au confort minimal qui accueille des apprentis navigateurs.

C’est là qu’elle fait une rencontre décisive: l’explorateur français Jean-Louis Etienne. À seulement 25 ans, Emmanuelle participe à l’une de ses expéditions dans l’océan Pacifique en tant que marin et coresponsable des activités nautiques. En revenant, elle passe ses diplômes de plongée, avec, comme moniteur un certain Ghislain… «C’est moi qui avais demandé à l’avoir comme élève», sourit-il. Et devient second sur une expédition d’un an et demi en Norvège.

Une vie de famille sur le bateau

«Au retour, Ghislain m’a dit: il faut qu’on lance une expédition de plongée sous la banquise.» Je lui ai répondu qu’il était dingue.» Mais le rêve de Ghislain devient vite le sien. UTPI démarre en Arctique en 2010, une aventure de 47 jours avec 52 plongées dans une eau gelée – dont un baptême de glace lorsque sa combinaison a pris l’eau –, des semaines à affronter les éléments, à se faire perforer le corps par les assauts du froid. Mais surtout, une incursion en apesanteur, à la découverte de cet envers glacé de la Terre. En 2014, ils repartent, sur un bateau cette fois, au Groenland. «J’y ai vécu les moments les plus forts de ma vie. C’était une expérience de fou. Ça a changé ma perception des gens et des urgences en termes de réchauffement climatique.» Des souvenirs qui s’affichent jusqu’autour de son cou, sous la forme d’un ours en pendentif.

Depuis la mission polaire, le couple embarque des mousses pas comme les autres: leur chien kayak, Robin, leur fils aujourd’hui âgé de 6 ans et Tom, 2 ans. «Avant de partir, on s’est posé des questions mais on ne s’imaginait pas vivre 365 jours à terre, avec un quotidien de bureau. Au final, c’est hyper riche pour nos enfants et ça apporte une autre dynamique sur le bateau. Il n’y a jamais de coups de gueule, on n’ose pas faire ça devant un enfant. Et ça atténue aussi un peu l’ambiance testostérone!»

Questionnaire express
La dernière fois que…

… vous avez attrapé un fou-rire?
Pour être honnête, j’ai plusieurs fou-rire par jour avec l’équipe à bord, personne ne se prend au sérieux et on aime bien rigoler. Et tous les matins au petit-déjeuner avec Tom. Ce petit bonhomme de tout juste deux ans a déjà le sens de la répartie, il a le don d’animer et faire rire tout le monde.

… vous avez pleuré?
Quand notre chien Kayak a été contraint de débarquer du WHY car il était détecté positif à la leishmaniose en arrivant en Polynésie Française. Il nous accompagne depuis presque 10 ans et cela a été un gros coup dur pour notre famille et l’équipe. J’étais inconsolable. Heureusement il nous attend dans la meilleur famille qui soit: la navigateur Roland Jourdain, sa compagne Sophie Vercelletto et leur chien Grib en prennent grand soin et je pense que c’est plus dur pour nous que pour lui!

… vous avez envié quelqu’un?
Je réalise mes rêves, en famille, avec une équipe formidable. Il y a des hauts et des bas, des moments où je voudrais que ce soit plus simple mais de manière générale, je n’échangerais rien. J’aime ce que nous avons inventé avec Ghislain, y compris dans ses imperfections.

… vous vous êtes énervée?
Je m’énerve facilement devant la mauvaise volonté ou quand quelque chose me semble injuste.

… vous avez transpiré?
Durant une plongée où nous avons dû engager la procédure de secours. Tout s’est parfaitement bien terminé car l’équipe est rodée et chacun a joué son rôle avec sang-froid. Mais à tête reposée, cela vient rappeler le caractère engagé des plongées que nous réalisons.

… vous avez fredonné une chanson?
Hier soir… Le générique de Tchoupi, les jeunes parents me comprendront!


Michel, l'encyclopédie vivante des coraux

Depuis l’autre bout du monde, en Australie précisément, il lit chaque soir la Tribune de Genève. «Je pars du principe qu’il faut douter de tout. Alors pour avoir un œil sur la France, mon pays d’origine, mieux vaut regarder ailleurs. Donc je lis la Tribune sur Internet!» Michel Pichon est un spécialiste mondial, si ce n’est LE spécialiste, des coraux. Un taxonomiste, comme on dit. Aujourd’hui, à 79 ans, il a toujours cette flamme de passion dans les pupilles. Passion de la découverte et de la transmission, moteurs de sa forme olympique. Il y a quelques semaines, le presque octogénaire pratiquait encore la plongée. «Mais le médecin a fini par me l’interdire. Cela me chagrine beaucoup.» Il ne lui a en revanche pas interdit de participer à des expéditions scientifiques.

Alors le Français a embarqué à bord du WHY pour plusieurs semaines en Polynésie, en collaboration avec le Criobe, l’un des grands laboratoires français pour l’étude des écosystèmes coralliens situé à Moorea, en Polynésie. Sa tâche: identifier et étudier les échantillons de coraux ramenés des profondeurs par les plongeurs d’Under The Pole.

Michel prend le temps de se plier à l’exercice de l’interview, après avoir mis à l’abri ses échantillons de Pachyseris, d’Acropora et de Pocillopora fraîchement rapporté des grands fonds. Après s’être mis lui-même aussi à l’abri, sous un haut vent du bateau pour se protéger de la pluie (oui, nous sommes à Bora-Bora et il pleut), il se raconte, avec une grande modestie. Adolescent, il comprend vite qu’il ne veut pas d’un métier trop bureaucratique. Et commence des études à l’Office de la recherche scientifique et technique pour l’outre-mer, puis le Centre océanographie de Marseille et un directeur qui suggère l’air de rien que les coraux sont encore trop peu étudiés. «C’était un appel du pied, je l’ai saisi.»

Inventaire en cinq volume et collaboration avec Cousteau

Son histoire avec les coraux démarre. Et le mène d’abord à Madagascar, puis en Australie à Townsville. Les casquettes s’empilent, chercheur, professeur à l’Université, directeur d’équipes de recherche aux quatre coins du globe. En 1976, il s’attelle à une mission d’envergure: produire un inventaire des coraux de la grande barrière. Tâche titanesque, qui lui prendra dix ans. «J’ai récolté 25 000 échantillons, recensé environ 400 espèces. Et produit un inventaire en cinq volumes dont certains forts épais.» Il exerce encore la fonction de directeur adjoint de l’Australian Institute of Marine Science et après plus de vingt ans passés dans ce pays, il revient en France. Le spécialiste et océanographe reconnu travaille pour Cousteau et sa Calypso. «Des souvenirs fabuleux… J’ai pu tester la soucoupe plongeante Denise et descendre à 300 mètres!»

Pour sa retraite active, ce père de quatre enfants est retourné en Australie, avec sa femme, à Cairns. Et ce passionné de cosmologie et de philosophie grecque présocratique n’a pas vraiment levé le pied, poursuivant encore avec passion ses recherches sur le corail.

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