«Le low cost
est un leurre.»

Quatrième volet de notre série



L’aviation à bas prix a bouleversé notre rapport au voyage.
Conversation avec un écrivain et un historien.

Chacun à leur manière, avec leurs méthodes et leurs mots, ils portent un regard particulier sur le développement de l’aviation à bas coût. Le premier, un écrivain, a embarqué 17 fois en vingt jours à bord d’Easyjet pour les besoins de son livre du nom (et de la couleur) de la compagnie orange. Le second, professeur émérite d’histoire économique à l’Université de Neuchâtel, travaille depuis des décennies sur l’évolution de nos modes de déplacement et nos loisirs. Malgré des approches différentes, Alexandre Friederich et Laurent Tissot l’affirment sans hésitation: l’aviation low cost a totalement bouleversé notre façon de voyager. Ou plutôt de s’adonner au tourisme.


Pour saisir la portée de ce bouleversement, il faut se remémorer l’aviation avant 1995 et la naissance d’Easyjet. «Quand on prenait l’avion, c’était exceptionnel. On mettait la cravate, on mangeait le repas des compagnies avec de l’argenterie», sourit Laurent Tissot. Puis l’entrepreneur britannique d’origine chypriote Stelios Haji-Ioannou fonde sa compagnie à prix cassés. Rapidement, «l’avion est devenu un moyen de transport banal et l’idée ne viendrait à personne de raconter un vol», écrit Alexandre Friederich.

Comme pour contredire cette assertion, l’écrivain né à Pully (VD) va enchaîner les vols, collecter des notes, décrire ses expériences dans un petit ouvrage dynamique paru en 2014. Au travers de ses escales à Thessalonique, Dortmund ou Luton (centre névralgique de la compagnie), il décrit «l’homme nouveau» qui prend place à bord. Car le phénomène ne se limite pas à une nouvelle offre de transport apparue au tournant du siècle.

Villes copiées-collées

Pour Alexandre Friederich, Stelios Haji-Ioannou a saisi qu’il ne pouvait révolutionner le marché de l’aviation tant les coûts fixes de ce business – prix des avions, du carburant, etc. – étaient élevés. Sa société travaille alors sur «la transformation du voyageur». L’outil, c’est le marketing. Le résultat, «un consommateur adaptable au produit» qui accède désormais à des plaisirs réservés autrefois aux couches sociales supérieures. Le prix à payer est celui d’une offre «calibrée» qu’Easyjet accompagne de services ajoutés à destination (location de voitures, logements…). Dans ce système, la durée du voyage décroît – on part deux, voire trois jours, pas plus – et les villes desservies se mettent à adopter les mêmes stratégies pour faire fructifier cette nouvelle clientèle. Au point de devenir semblables.

Le globe-trotter Alexandre Friederich cite les exemples de Barcelone et Madrid, qu’il connaît bien. «On construit les centres-villes sur un modèle unique. On les scénarise pour un voyageur qui va toujours aussi loin mais rencontre toujours moins d’exotisme. Il est de moins en moins curieux.» Et moins libre. «En voyageant ainsi, on croit être en mesure de satisfaire nos désirs, mais on s’aperçoit que ceux-ci ne sont, en réalité, pas les nôtres», soutient Alexandre Friederich.


L’historien Laurent Tissot évoque le même phénomène quand il dépeint des capitales à la «banalité horripilante». Pourtant l’objectif était louable, rappelle l’historien, il visait à l’intégration européenne et aux échanges culturels. Mais l’homogénéisation a vaincu. «Aujourd’hui, les voyages aboutissent à la destruction de ce que l’on considérait comme une richesse», relève l’historien neuchâtelois.

Entre ce regard critique et la véritable colère citoyenne, il n’y a qu’un pas. À Genève, le développement de l’aéroport a donné vie à des mouvements de contestation. Comment ne pas les mettre en lien avec le développement d’Easyjet, qui a fait de Cointrin son deuxième port d’attache? Les vols de la compagnie représentent 44% du trafic aérien total.

Plus loin de chez nous, la colère antitouristes s’est manifestée dans les rues de Barcelone, Berlin, Venise ou Amsterdam, où de jeunes mouvements mesurent les conséquences du tourisme de masse. «En réalité, les prix faibles s’appliquent au transport, mais sur place, les destinations demeurent coûteuses», observe Alexandre Friederich. S’ensuit un mécanisme d’exclusion des centres-villes où les prix des logements gonflent, au point d’éjecter des centres urbains ceux qui les font vivre au quotidien.

Cette vision ambivalente du touriste, perçu à la fois comme une aubaine et un prédateur, est bien antérieure à l’avènement des billets d’avion pas chers. L’anecdote racontée par le professeur Tissot est éclairante. À la fin du XIXe siècle, les touristes anglais affluent en Suisse en quête de sommets. Face à cette «boulimie de l’altitude», les promoteurs vont mandater des ingénieurs en vue de réaliser un funiculaire vers le sommet du Cervin. «On touchait là à une icône nationale, au symbole d’une Suisse pure. La population s’est indignée et une initiative nationale a massivement balayé le projet, raconte l’historien. C’est la première fois qu’un sentiment antitouristique s’est exprimé dans notre pays.»

Un système voué à l’échec

Cent ans plus tard, un vol vers Barcelone coûte moins cher qu’un aller-retour Genève-Lausanne en train. Ces tarifs dégressifs iront-ils toujours plus loin? À entendre l’écrivain et l’historien, le système a peut-être atteint ses limites. Il est même voué à s’autodétruire, soutient l’auteur romand. «Le low cost est un leurre, il ne vend ni liberté, ni exotisme, ni voyage. On y trouve de moins en moins notre compte.»

Le système se craquelle également aux yeux du professeur Laurent Tissot. «Des villes se rebellent. Venise ou la région des Cinque Terre, dans le nord de l’Italie, commencent à introduire des numerus clausus. C’est un terrible paradoxe: on voulait permettre à chacun de voyager, au lieu de cela, seuls les riches pourront s’offrir les destinations qui deviennent exclusives. C’est le retour au XVIIIe siècle.»




«Aujourd’hui,
les voyages aboutissent à la destruction de ce que l’on considérait comme une richesse»

Génération sans repères

Refuser le modèle du voyage en avion à bas prix ou en profiter au maximum? La question taraude moult jeunes gens. Sophie Desbiolles, 26 ans, coprésidente des Jeunes Verts genevois, l’affirme: «Je me reconnais dans cette génération sans repères.» L’étudiante n’a pris place dans un avion qu’à de très rares occasions dans
sa vie. «Peut-être deux ou trois fois», dit-elle.

Cette conscience écologique s’est forgée après l’adolescence. «Depuis, je ne fais que de courts voyages. L’été dernier, j’étais à Lyon et dans les Pyrénées en train, en bus et même en covoiturage.» La proximité devient alors un argument dans le choix de la destination. «Il n’est pas nécessaire de se rendre à l’autre bout du monde pour être dépaysé, assure Sophie Desbiolles. Prenez la Suisse: je n’ai jamais mis les pieds dans au moins un tiers des cantons.»

Ce schéma de pensée, la jeune femme engagée en politique l’a consolidé dans le cadre de ses études, un master en fondements et pratiques de la durabilité à l’Université de Lausanne. Bien sûr, elle ne prétend pas que ses préoccupations correspondent à celles de la jeunesse dans son ensemble. Elle refuse également le discours culpabilisateur qui viserait à pointer du doigt ceux qui voyagent sans conscience écologique. «Il faut mettre les générations en perspective, dit-elle. La nôtre est désavantagée sur de nombreux points par rapport aux précédentes: accès au marché du travail, prix du logement… La possibilité de voyager à bas prix est notre seul avantage. L’avion est devenu une échappatoire. Pour beaucoup, il est vu comme une liberté à conserver.»




Lire: «Easyjet», Alexandre Friederich. Éditions Allia.

«L'avion est devenu une échappatoire»
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