«C'est un événement séculaire pour un musée!»


Faire voyager près de 400 000 objets et œuvres d’art, pour certains extrêmement délicats, exige d’infinies précautions. Mais il s’agit aussi de les documenter minutieusement et de réfléchir à leur ordonnancement au sein des nouveaux dépôts en fonction de leur type et de leurs usages – expositions, prêts, consultation. Outre les évidents frais financiers qu’ils impliquent, ces travaux d’Hercule ont donc un coût considérable en temps et en hommes. Jean-Yves Marin (J.-Y. M.), directeur du MAH (Musée d'art et d'histoire), et Dominik Remondino (D. R.), le conservateur en chef qui pilote la manoeuvre, font le point sur les enjeux liés à cet énorme chantier.

Au fond, pourquoi déménager?

J.-Y. M.: Aujourd’hui, tous nos dépôts, sauf un, sont loués: ça coûte fort cher à la Ville. Et ces locaux, bien que très convenables, n’atteignent pas le standard maximum pour la conservation des collections. On doit faire beaucoup mieux pour des objets fragiles ou rares. Enfin, il est plus efficace de tout réunir en un seul lieu.

Comment préparer un tel chantier?

D.R.: Des opérations de test ont démarré en 2015. Dès 2016, on a commencé à traiter les objets systématiquement. Tout ce qui entre au Carré vert doit correspondre à une norme minimale en termes d’inventaire, de documentation, de traçabilité et de conservation. Cela permet une meilleure gestion et une valorisation des collections.

Combien de temps va durer le processus?

J.-Y.M.: Il s’étalera sur plusieurs années. Pour un musée, il s’agit d’un événement séculaire! La tâche est compliquée, mais très stimulante intellectuellement. Nous étions ravis que le Conseil municipal vote de gros crédits pour des réserves, c’est une reconnaissance de notre travail.



Dominik Remondino, conservateur en chef responsable du chantier des collections.

Qu’y gagnera le MAH?

J.-Y.M.: Le premier avantage, ce sont de bien meilleures conditions de conservation des œuvres. Le bâtiment du Carré vert est technologiquement très pointu, cela permettra des contrôles précis et de réagir adéquatement en cas de panne.
D.R.: Ce nouvel outil a permis d’établir une vraie gestion logistique des collections. Pouvoir localiser finement chaque objet est un immense atout: tout est code-barré, répertorié. Et la centralisation nous facilitera beaucoup le travail au quotidien.

Est-ce l'occasion d'un bilan?

J.-Y.M.: Plutôt qu'un bilan, je dirais que ce chantier des collections est le socle nécessaire pour s'engager dans la démarche d'un futur musée.
D.R.: Ce n’est pas vraiment un bilan mais le fait d’avoir réalisé un travail systématique sur les collections permet de porter un nouveau regard sur certains fonds. À ce titre, le mobilier est un joli exemple. Voir tous nos coffres sculptés alignés les uns à côté des autres leur donne une autre dimension.

«Ce chantier des collections est le socle nécessaire pour s'engager dans la démarche d'un futur musée»

Concentrer tout au même endroit ne représente-t-il pas un risque?

J.-Y.M.: C’est, bien sûr, toujours la difficulté des regroupements. Toutefois, au niveau de la sécurité, nous sommes tranquilles pour des décennies! Par ailleurs, le fait d’avoir de la place permettra aux collections de continuer à croître.

Comment s’est déroulé l’inventaire?

D.R.: D’abord, tous les objets ont reçu un code-barres, pour une identification immédiate. Ensuite, ils portent, au minimum, les indications administratives, tels la provenance ou le prix d’achat. Puis les données basiques comme une date, le lieu de production, l’auteur si on le connaît. Pour la grande majorité des objets, ça existait déjà, mais il a fallu rajouter des éléments ici et là. Certains lots, quant à eux, n’avaient jamais été inventoriés.
J.-Y.M.: Les musées usent d’un terme barbare pour ce processus: le recollement. Ça correspond à une sorte de check-up. Sur des centaines de milliers d’objets, il n’y a pas eu de grosse surprise, et heureusement: ça aurait été mauvais signe.

Les pièces vont-elles être mises à disposition pour consultation?

D.R.: Oui, on a fait un énorme effort de prise de vue pour alimenter notre site des collections en ligne et le rendre plus accessible. Il comporte déjà plus de 50 000 objets et nous travaillons, pour l’automne 2019, à un projet de refonte du site, plus ludique, qui conviendra tant aux professionnels des musées qu’aux écoliers genevois.
J.Y-.M.: La mise en ligne donnera une meilleure visibilité aux collections. Les demandes de prêt seront probablement plus variées. Le MAH pourrait devenir un plus grand prêteur encore!

Y a-t-il eu une équipe dédiée à ce chantier?

D.R.: Pratiquement. Un état-major de quatre collaborateurs ne faisait que ça. Avec les équipes tournantes par domaine, une grosse trentaine de personnes a travaillé constamment au chantier. La différence avec d’autres musées, c’est qu’ils ferment durant l’opération. Chez nous, prêts, expositions et acquisitions ont continué. On a dû faire attention à ne pas s’éparpiller.
J.-Y.M.: Puisqu’il a beaucoup mobilisé la maison, le déménagement a aussi eu un impact sur notre programmation.

Quelles ont été les principales difficultés?

D.R.: Il y en a eu beaucoup! Mais je dirais principalement qu’elles sont d’ordre humain. On a connu des frictions, chacun a dû trouver ses marques. Ce n’est pas parce qu’on met trente personnes sur un chantier que ça avance trente fois plus vite. Il a fallu trouver le bon équilibre.

«On a connu des frictions, chacun a dû trouver ses marques»

Qu’est-ce qui a présidé au système de classement?

D.R.: Trois grands principes s’affrontent. Il a donc fallu trouver des compromis avec tous les intervenants. D’abord, le principe de la conservation: idéalement on range par matière, le bois avec le bois et le métal avec le métal. Après il y a les spécialistes qui apprécient des classements typologiques facilitant la consultation ou l’exploitation pour des expositions. Enfin la question de la gestion de l’espace s’est posée, qui répond à une exploitation maximale des lieux. Après on fait également appel au bon sens: les grands tableaux en bas, les moyens au milieu et les petits en haut!

Qui a assuré le transport?

D.R.: Les trois grandes entreprises spécialisées de la place ont uni leurs forces, vu l’ampleur des collections. Il faut compter, durant près de trois mois, trois à quatre camions par jour, dont certains d’une contenance de 55 m3!



Jean-Yves Marin, directeur du MAH.

Quels sont les risques durant le trajet?

J.-Y.M.: Les matériaux les plus fragiles sont le verre et les plâtres, qui ne sont pas restaurables. Ces objets ne sont pas forcément les plus significatifs du point de vue de l’histoire de l’art, mais les plus délicats à transporter.

Avez-vous demandé conseil à d’autres musées?

D.R.: Oui, nous sommes allés en visiter plusieurs, notamment celui du Quai Branly à Paris, ouvert en 2006, vers lequel ont transité les collections de l’ancien Musée de l’Homme.
J.-Y.M.: En 1994, la première institution européenne à avoir réalisé un déménagement de ce type est celui des Arts et traditions populaires de Paris, devenu le Mucem à Marseille. Nous avons engagé un expert pour la coordination de terrain au MAH. Ces métiers sont éminemment spécifiques.
D.R.: D’ailleurs, la gestion des chantiers de collections est une science qui commence à s’enseigner, notamment en France. Je suis désormais moi-même sollicité par d’autres musées!

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