Les années grises: 2009-2019

Jérôme Cahuzac quittant le Palais de justice de Paris en 2013. © Charles Platiau / Reuters

Jérôme Cahuzac quittant le Palais de justice de Paris en 2013. © Charles Platiau / Reuters

Depuis le 13 mars 2009, la Suisse a donc signé la paix des braves avec l’Europe. Elle a débouché sur l’échange automatique de renseignement (EAR) et la grosse vague de données collectées est venue en septembre 2018. Selon l’état d’avancement des conventions fiscales signées par d’autres pays, la masse d’informations va enfler chaque année.

Ces dix dernières années se caractérisent par l’éclatement de nouveaux cas. C’est une queue de comète qui brille encore. En mars 2009, les banques sont en effervescence. Les CD volés contenant des milliers de données se baladent aux quatre coins de l’Europe. Ces informations sont liées à des listes de clients dérobées au sein de HSBC Genève, mais aussi d’UBS ou de Julius Bär. Les tensions sont vives entre la Suisse et les États-Unis, la France et l’Allemagne.

Le mensonge de Jérôme Cahuzac

Avec la perspective de l’entrée en vigueur de l’EAR, l’argent gris des Européens a fondu aussi vite que la neige sur les glaciers, au printemps. Mais des cas retentissants, antérieurs à mars 2009, vont encore faire surface. Le 4 décembre 2012, Mediapart rend public un enregistrement pendant lequel Jérôme Cahuzac, alors ministre du Budget, évoque un de ses comptes en banque, à l’UBS de Genève. Ce chirurgien ayant rapidement obliqué en direction de la chirurgie esthétique et des greffes de cheveux en particulier, se retrouve sous les projecteurs. Le lendemain, il affirme face aux députés être blanc comme neige: «Je n'ai pas, je n'ai jamais eu de compte à l’étranger». Il répétera, les yeux dans les yeux, à plusieurs reprises cette affirmation. Et il niera «en bloc et en détail», ad nauseam.

Mais la bombe politique est lâchée. Celui qui, par ses fonctions ministérielles, est censé veiller à la perception des impôts avait caché en réalité un compte à Genève. Chez UBS, puis dans la banque Reyl. En avril 2013, il passe aux aveux. «C’est un outrage fait à la République», réagira François Hollande. En janvier 2015, Jérôme Cahuzac est renvoyé en correctionnelle, mis en examen pour fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale. En mai 2018, il est condamné à deux ans de prison ferme et deux ans avec sursis, ainsi qu’à 300000 euros d'amende.

Les affaires liées aux pays européens se font donc plus rares. Le curseur se déplace, mais cette fois en direction de pays en développement ou des anciens États communistes. Les affaires de blanchiment concernent alors des oligarques russes ou ukrainiens, des potentats de pays arabes ou africains, des dirigeants de géants pétroliers du Brésil, du Venezuela ou de l’Équateur.

Des lanceurs d’alerte alimentent aussi les médias qui, notamment regroupés au sein du Consortium de journalistes d’investigation, rendent publiques des banques de données. C’est l’époque des leaks (fuites) qui ciblent les paradis fiscaux en 2013, mais aussi des dignitaires chinois et des multinationales basées au Luxembourg en 2014, HSBC Genève en 2015, la gigantesque fuite des Panama Papers en avril 2016, complétée par les Paradise Papers en novembre 2017.

«C’est l’époque des leaks (fuites) qui ciblent les paradis fiscaux en 2013»




Cristiano Ronaldo doit s’expliquer

Sans oublier le monde du sport, et du football en particulier. En novembre 2016, une fuite de documents oblige la star Cristiano Ronaldo à s’expliquer sur ses comptes, notamment gérés à Genève.

Mais les premières enquêtes sérieuses sur le monde de la FIFA, (Fédération internationale des associations de football) basée à Zurich, remontent à 2007. Elles sont conduites par le pugnace journaliste britannique Andrew Jennings. Le reporter cible en particulier le Valaisan Joseph «Sepp» Blatter, président de la FIFA depuis 1998. Le 27 mai 2015, coup de tonnerre en Suisse: sept dirigeants de la FIFA sont arrêtés au petit matin, à Zurich.

Une procédure pénale sera ensuite ouverte, en septembre, contre Joseph Blatter, pour soupçon de gestion déloyale et abus de confiance. Le MPC (Ministère public de la Confédération) soupçonne le Valaisan d’avoir signé des contrats défavorables à la FIFA. En mars 2016, le MPC participe à une nouvelle perquisition, cette fois dans les bureaux parisiens de la Fédération française de football (FFF) dans le cadre de l’enquête sur Joseph Blatter. Quatre personnalités allemandes du monde du football - dont Franz Beckenbauer, le «Kaiser» et fameux capitaine de l’équipe d’Allemagne victorieuse de la Coupe du monde en 1974 - sont aussi sous enquête. Les Allemands sont stupéfaits. Le cofinancement d‘une soirée de gala destinée à renflouer la Fédération allemande de football à hauteur de 6,7 millions d’euros est au cœur des investigations. Les prévenus sont soupçonnés d’avoir su que le montant ne devait pas servir au financement de cette fête mais au remboursement d’une dette qui n’était finalement pas due par l’institution. Des perquisitions ont également lieu en Suisse. Les dossiers pénaux ont cependant plus de peine à progresser car les personnalités accusées se défendent bec et ongles. Pour François d’Aubert, qui a aussi été un ancien responsable du Forum mondial de lutte contre la fraude fiscale, «l’entraide en matière fiscale qui vient d’être instaurée par l’OCDE trouve toute son efficacité».


La Une de la Tribune de Genève du 4 avril 2016

Sepp Blatter le 1er décembre 2011. Photo: Sabine Papilloud

Sepp Blatter le 1er décembre 2011. Photo: Sabine Papilloud

Le secret bancaire fixé dans les lois en 1934 perdure donc pour les fortunes des pays émergents et expose la Suisse à l’éclatement de nouveaux scandales. Le curseur se déplace aussi en direction du secteur du négoce dont les activités, en Suisse, sont assez voisines de celles de la gestion financière. À la place d’acheter et de vendre des titres, on fait commerce de matières premières. Et Genève est l’un des pôles mondiaux dans le domaine du négoce du pétrole, du gaz, du coton, du sucre, des céréales et du café.

Du 9e au 27e rang: la chute

Ce secteur peut faire fonction de relais de celui des banques. Car, depuis l'abandon du secret bancaire au niveau européen, la place financière genevoise s'est affaiblie. Le nombre d’établissements est passé de 140 à 104 entre 2010 et 2017. Trente-six banques en moins, surtout celles qui sont en mains étrangères. Selon le classement publié chaque année par le consultant Z/Yen Group, Genève pointe désormais au 27e rang mondial. Bien après Dubaï (15E), juste après Tel-Aviv (25e) et Abu Dhabi (26e), et juste avant... Casablanca (28e). Même si la métropole marocaine se distingue par son dynamisme, il est surprenant de la constater juste derrière la ville romande. En 2010, Genève sauvait sa place dans le «top ten» (9e rang mondial). Mais, en 2014, elle avait déjà rétrogradé au 13e rang. Entre 2010 et 2017, l'emploi strictement bancaire s'est rétréci de 2000 postes de travail, passant de 20'400 à 18341 l'an dernier, selon la Fondation Genève Place Financière.

L’argent sensible du Golfe

De quoi vivra-t-elle, dans dix ou vingt ans? A Genève, de la clientèle indigène et de la clientèle européenne déclarée. Le socle sera là. Mais aussi des relations d’affaires conclues à l’extérieur du canton. A l’exemple du Moyen-Orient, là où la fiscalité demeure encore souvent un gros mot. Car l’argent coule toujours à flots dans les pays irrigués par l’or noir. Selon l’étude annuelle de The Boston Consulting Group (BCG), les fortunes originaires du Moyen-Orient pèseront dans quatre ans 18% du total des fonds gérés en Suisse (lire notre édition du 10 janvier 2019). Ces pays sont cependant fragiles. Le Proche comme le Moyen-Orient demeurent des régions sensibles, soumises aux caprices de la géopolitique. «Le Golfe est une zone qui n’est ni financièrement ni fiscalement transparente», estime François d’Aubert. Pour l’ancien responsable du Forum mondial sur la fraude fiscale, cette région se caractérise par la présence d’une finance internationale, mais aussi islamique. Et, dans ce domaine, le Français est d’avis «qu’il y a probablement quelques questions à se poser à la fois sur l’origine des fonds, la manière dont ils sont gérés et la direction qu’ils prennent».

Le droit évolue aussi plus vite que naguère. Le 1er juillet 2016, la Suisse a mis en vigueur une nouvelle loi fédérale qui, du blocage à la restitution en passant par la confiscation des valeurs patrimoniales d’origine illicite détenues par des PPE (personnes politiquement exposées) étrangères, fixe dans les textes une pratique de longue date. Ces fonds sont notamment contrôlés par des personnalités politiques liées au Printemps arabe. Mais les ultimes affaires qui ont éclaté concernent aussi des dirigeants de groupes étatiques. La lutte contre la corruption s’organise au niveau mondial, et sera notamment abordée ce 20 mars 2019 au sein de l’OCDE, à Paris.
Et, en juin 2018, le Conseil fédéral a mis en consultation un projet visant à renforcer la loi sur le blanchiment, en ciblant notamment les commerçants en métaux précieux ou les conseillers se livrant au montage de sociétés offshore. Le but est d’identifier l’ayant droit économique qui se dissimule fréquemment derrière un empilement de raisons sociales souvent situées dans des paradis fiscaux.

«Le Golfe est une zone qui n’est ni financièrement ni fiscalement transparente», estime François d’Aubert»


Un nouveau pilier

Dans ce contexte, l’un des nouveaux piliers sur lequel peut prospérer la place genevoise est celui de la finance durable, soit l’intégration dans les stratégies de portefeuille d’une dimension éthique, qui reste un gros mot dans d’autres places financières. En janvier, la Haute École de gestion Genève (HEG-Genève) a annoncé vouloir proposer le premier Certificate of Advanced Studies (CAS) en finance durable. Les sociétés axées sur ce créneau se développent de manière régulière depuis de nombreuses années. Elles peuvent s’appuyer sur les nombreux réseaux qui existent au sein de la Genève internationale. A côté de la gestion des fonds déclarés, notamment possédés par les investisseurs institutionnels, la finance durable peut permettre au canton de se démarquer des places concurrentes. Et tenter de grappiller à nouveau des rangs dans le classement.

«Dans ce contexte, l’un des nouveaux piliers sur lequel peut prospérer la place genevoise est celui de la finance durable»
© Tamedia