Tout l’art de résister à la barbarie

Musées d'art et d'histoire, Ville de Genève. Félix Valotton.

Musées d'art et d'histoire, Ville de Genève. Félix Valotton.

Florence Millioud Henriques

Le 7 juin 1917, la Grande Guerre assène, depuis quatre ans, sa brutalité et a vidé la scène artistique de sa substance comme de ses envies, lorsque Félix Vallotton rejoint le front en Champagne et dans l’Argonne. Enfin! La précision n’est pas de trop, elle fait partie de sa mythologie personnelle, tant le Lausannois (binational depuis 1900) aspirait à prendre les armes. Mais son âge, 49 ans au moment des premiers coups de canon, l’en avait empêché. Il n’aura donc droit qu’à l’acuité de son seul coup de crayon pour combattre, envoyé en très officielle «mission artistique».

La teneur varie, certains artistes sont recrutés dans la section camouflage de l’armée pour leurs talents de peintre, d’autres comme Vallotton (1865-1925) pour qu’ils témoignent. Alors… pendant quinze jours, il va prendre des notes, faire des esquisses. Mais son choix est fait: il sait déjà qu’une fois à l’atelier il ira au-delà. «Le paysage de guerre peut donner naissance à des œuvres utiles, agréables même, suivant les ressources de l’auteur. (…) On aura de bons tableaux, c’est certain, mais d’agrément pur, et fragmentaires. On n’aura pas, tonne-t-il, La Guerre». En d’autres termes, c’est le choix de créer pour s’opposer à la négation que Vallotton fait. Ce même choix qu’intuitivement il a appliqué dans son album gravé «C’est la guerre!» réalisé avant d’avoir vécu et constaté les ravages du conflit sur le terrain.

Son cadet, Edouard Morerod – 35 ans en 1914 et mort une année après la fin du conflit – se tient sur la même ligne de l’ouverture et de la réflexion. Il commence par refuser de signer une protestation «Contre l’art boche au Salon» parce que «l’art est de partout». S’il se rend à l’invitation d’un préfet dans les alentours du front et qu’il en ramène des témoignages dessinés, c’est surtout dans les gares parisiennes qu’il va saisir toute l’essence de l’absurdité en cours. L’Aiglon, connu comme le peintre des gitanes, saisit des femmes. Il peint les mères, les épouses, les filles unies dans ce deuil silencieux. Sans larmes. Il peint la puissance de la résilience.

Lui aussi mobilisé, l’art du Lausannois Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923) – à Paris depuis 1881 et naturalisé depuis 1901 – est de loin le plus armé. Le mordant du dessinateur, de l’affichiste reste mais le trait plie. Fléchissant sous la pesanteur du temps, il plonge dans l’obscurité d’un malheur généralisé touchant les soldats comme les civils. Et s’il se poste parfois sur les champs de bataille, ce n’est pas la guerre qu’il voit mais la détresse et l’abattement des êtres.

Ces mêmes femmes et hommes enrôlés dans le conflit qu’Eugène Burnand (1859-1921) «en mission» a choisi de dessiner dans une impressionnante frise des «Alliés dans la guerre des nations», composée d’une centaine de portraits au pastel. Des marins, des artilleurs, des fantassins. Des combattants indiens, d’autres africains. Avec cette aventure pour une part ethnographique, le Moudonnois a surtout mis un visage humain sur la guerre, celui de la souffrance, de l’exil ou encore de l’impuissance, un visage qui ne peut être réduit à une statistique et encore moins à une définition.


Une collection de disques reconstitue la bande-son des années de guerre, sur tous les fronts

«Guillaume s’en va t’en guerre/Mironton mironton mirontaine/Comme fit son grand-père/Avec ses munitions/Ses fusils ses canons/Cent vingt courts cent vingt longs». Beaucoup de chansons comme celle-ci, écrites par les soldats «sur l’air de», racontent avec un humour ironique le début de la Première Guerre mondiale. Reconstituées avec des accompagnements sur des originaux ou des copies d’instruments de fortune, bricolés par les musiciens mobilisés, ces chansons du front, en français ou en allemand, dessinent le quotidien des poilus.

Ce volet chansonnier n’est que le 20e volume, «Violon bidon», de l’extraordinaire collection de disques intitulée «Les musiciens et la Grande Guerre», lancée par les Éditions Hortus depuis 2014, qui en compte 32 à ce jour. Cette folle entreprise éditoriale ratisse de manière thématique l’immense champ musical de ces années charnières, montrant comment les artistes et compositeurs survivent à cette catastrophe. Certains s’évadent grâce à la musique dans un monde paisible, sorte de paradis perdu, d’autres témoignent, dans des mélodies terrifiantes, de l’enfer des tranchées (Vol. 16 et 29, avec Françoise Masset) ou tirent les conclusions de ce massacre en disloquant la tonalité (Vol. 2, 5, 22).

En se focalisant principalement sur la musique de chambre classique (sur instruments d’époque!), la collection donne une large place à d’innombrables compositeurs bien oubliés, car morts trop jeunes au combat, comme le français Albéric Magnard, le Belge Georges Antoine, l’Allemand Rudi Stephan, l’étonnant Australien Frederick Septimus Kelly et quantité d’autres. Malgré tout, la série n’oublie pas les grands créateurs, Stravinski, Hindemith, Ravel, Prokofiev, impliqués directement ou indirectement dans le conflit. Ils s’inscrivent dans un contexte reconstitué et parmi leurs contemporains, avec leur courage ou leur patriotisme tapageur…

À travers cette collection, des sujets originaux sont abordés comme l’importance de l’harmonium, de l’orgue ou de la harpe, le rôle des femmes ou de la poésie. Au final, la quantité d’œuvres enregistrées en première mondiale impressionne, avec des découvertes majeures («Berceuse de guerre» de John Alden Carpenter, «Lettres du front» de Pierre Vellones). Et même sans être toujours des chefs-d’œuvre («Ode à la France» de Debussy), ces compositions participent à ce décor musical dont on n’a gardé en mémoire que quelques monuments. Ce si riche trésor s’enrichit aussi d’échappées vers l’entre-deux-guerres et d’hommages à des compositeurs d’aujourd’hui. Matthieu Chenal

«Les musiciens et la Grande Guerre»,
32 vol. parus www.editionshortus.com

Les soldats de Foch

Le peintre de Moudon Eugène Burnand (1850-1921), a réalisé durant la guerre une série de portraits d'une rare vivacité. Ils témoignent du grand mélange culturel qu'a entraîné la Der des Ders.

Photo: Musée de la Légion d'Honneur, Paris.

A découvrir aussi

Au Palais Lumière d'Evian, les instruments fabriqués par les poilus du fond des tranchées sont exposés du 1er septembre au 30 novembre. Une immersion forte dans leur quotidien et dans la façon dont ils auraient voulu le mettre en musique.

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