Un bunker loge
les trésors
du MAH


Les collections du plus grand musée de la Ville ont entamé leur transfert vers leurs nouveaux dépôts de la Jonction. Plongée dans un abri high-tech, sous haute surveillance

L’air pique le museau en ce matin brumeux de novembre. Il n’est pas 8 heures mais les flancs blancs d’un camion de 12 tonnes sont déjà gonflés d’une précieuse cargaison: la première fournée du fonds d’horlogerie, de bijouterie, d’émaillerie et de miniatures du Musée d’art et d’histoire (MAH) s’apprête à quitter ses anciennes réserves pour des dépôts tout neufs, au Carré vert.

Vidéo: Visite du Carré vert

Le silence règne désormais dans les locaux qui ont hébergé ces trésors, après des mois d’empaquetage précautionneux: une phase complexe, la plupart des objets, sensibles à manipuler, ayant été démontés et leurs éléments emballés séparément. «C’était une véritable ruche, sourit David Bourcereau, régisseur chantier des collections. Maintenant, il ne reste que quelques cartons.» Les caisses sont dûment étiquetées de codes-barres, le «nerf de la guerre», selon Dominik Remondino, le conservateur qui pilote l’opération. Sagement alignées le long des murs, des pendules, vidées de leur mécanisme, attendent un prochain voyage.

«Les codes-barres sont le nerf de la guerre»



Dans les anciens entrepôts loués par la Ville, les collections d’horlogerie, bijouterie, émaillerie et miniatures sont prêtes à voyager.


Orné d’un logo discret, le poids lourd fait transiter incognito son délicat chargement à travers le dense trafic genevois. À l’arrivée, un protocole de sécurité sévère attend le visiteur. Il est enjoint de laisser sa carte d’identité au guichet tandis que le camion pénètre dans différents sas. À l’intérieur, les yeux brillants de l’équipe rattachée au chantier horlogerie, bijouterie, émaillerie et miniatures fixent avec une joie émue les colis qu’on décharge sur le hayon. «On a passé presque trois ans à tout emballer», rosit Alexandre Genilloud, collaborateur scientifique.

Conservateurs et marchandises empruntent un énorme monte-charge (capacité: 5 tonnes) pour descendre dans les entrailles d’un authentique bunker, qui occupe trois étages en sous-sol. Ses 10 000 mètres carrés logeront, à terme, l’ensemble des biens culturels des institutions de la Ville. Deux salles ont aussi été pensées au rez-de-chaussée afin d’héberger les pièces trop grandes pour l’élévateur pourtant maous – soit une quinzaine de tableaux du MAH et quelques objets monumentaux conservés par le MEG (Musée d’ethnographie de Genève).

Gangue de papier bulle

On s’attendait à une cathédrale, nous voici dans un dédale. Heureusement, les murs gris et austères, scandés d’une multitude de portes blindées scellant des salles dédiées à tel ou tel domaine, présentent une signalétique claire. Dans ces cellules règnent différents climats adaptés aux divers matériaux, température et hygrométrie jouant un rôle essentiel dans la conservation. Et partout, on croise des pièges à bestioles.



Occupant trois étages en sous-sol, les nouvelles réserves ont des airs de labyrinthe spartiate. Sur les parois des longs couloirs de béton gris, des panneaux aident le visiteur à s’orienter.


C’est au plus profond du monstre, au troisième niveau – situé aussi sous celui du Rhône – qu’on retrouve la troupe dédiée à l’horlogerie. «Ce chantier a été fabuleux, comme une clinique de jour, souligne la collaboratrice scientifique Anne Baezner. C’est une occasion unique dans la vie d’une collection qui compte autour de 20 000 objets de traiter chacun d’entre eux avec bienveillance!»

«Ce chantier a été fabuleux, comme une clinique de jour»

Le déballage s’effectue avec un soin immense. Muni de gants, on dévêt prudemment les pièces de leur gangue de papier bulle. Ici, apparaît un outil à division pour fraiser des roues et des pignons; là, surgissent des mortiers à émail lovés avec leur petit pilon dans une coque en mousse et maintenus par un ruban qui leur donne des airs de ravissants cadeaux. Noël s’annonce long pour les collections horlogères: l’ouverture des paquets est prévue jusqu’en mars.



Avec ses éléments fragiles et ses multiples petites pièces, l’horlogerie est spécialement compliquée à transporter. Les contre-formes en mousse ont été réalisées sur mesure.


Non loin, voilà le coffre, «où l’on stocke les choses particulièrement précieuses et sensibles», précise Dominik Remondino. À ce palier sont également entreposées les œuvres sur papier. «Il s’agit, avec 350 000 gravures et 25 000 dessins, du plus grand ensemble, poursuit-il. Mais c’était aussi le plus facile à transporter. Tout est prêt à être exploité, organisé par siècle et lieu de production.» Dans une autre pièce dorment les textiles, près de 10 000 objets, des tapisseries aux vêtements en passant par les tissus coptes, placés dans des meubles à tiroirs.

Rangés en groupe

Les beaux-arts et le mobilier, en cours de déménagement, occupent des espaces à l’étage du dessus. La vaste chambre réservée aux tableaux est munie de hautes grilles coulissantes permettant d’y accrocher les toiles, ainsi aisément accessibles. Quant à l’ordonnancement des œuvres, on constate, malgré les vides, une certaine cohérence: par exemple, les écoles flamandes ou les Hodler sont rangés en groupe. «On a laissé en bloc les grandes époques et les grands ensembles, confirme M. Remondino. Les conservateurs auraient apprécié un classement plus fin, mais au niveau de la régie, exploiter la surface au maximum s’impose.»

De la place, il en reste pour abriter ce qui continuera d’affluer par camion, puis les futures acquisitions. Si l’inventaire a permis au MAH de réaliser une cartographie de ses collections, les réserves du Carré vert lui offrent désormais un formidable outil de travail. Lequel, espérons-le, participera au renouveau de l’institution, du sol au plafond.

«Au niveau de la régie, exploiter la surface maximum s'impose»



Chaleur, humidité, nuisibles: Carré vert pare à toutes les calamités


Dans la nuit du 2 au 3 septembre 2018, un brasier furieux s’empare du bâtiment principal du Musée national du Brésil, à Rio de Janeiro. Les flammes ravagent une partie de l’inestimable patrimoine artistique et scientifique conservé par l’institution, dont les collections comptent plus de 20 millions d’objets.

Rien de comparable, évidemment, entre l’édifice brésilien deux fois centenaire, qui présentait des déficiences connues s’agissant de la protection contre les incendies – il ne disposait même pas d’extincteurs automatiques – et les dépôts ultramodernes du Carré vert, dotés des plus récents systèmes de sécurité. Mais la tragédie rappelle la fragilité des biens culturels et la nécessité de les protéger. Petit tour d’horizon des dispositifs installés dans les réserves de la Jonction.

«Je vous rassure tout de suite, réagit Dominik Remondino. Ici, l’incendie est hautement improbable! L’inondation ne fait pas non plus partie des scénarios que l’on redoute.» En revanche, deux paramètres sont sous surveillance constante: la température et l’hygrométrie. Dans chaque salle, un capteur permet de contrôler le climat et de l’ajuster à la conservation des différents matériaux.

«Ici, l'incendie est hautement improbable!»


«Il fait partout 19 degrés, à l’exception de la chambre froide, révèle le conservateur en chef. Et le taux d’humidité est maintenu à 50%.» Ce dernier est soumis à un examen particulièrement attentif: le seuil de 60% ne doit jamais être dépassé. «Au-delà, il y a un danger d’infestation des objets par des micro-organismes, avertit notre cornac. Qu’il s’agisse de champignons ou d’insectes, ce serait une catastrophe.»

En cas de problème majeur, le plan d’urgence de protection des biens culturels (PBC) serait déclenché, auquel collaborent la Protection civile et le Service d’incendie et de secours. Un exercice grandeur nature, n’impliquant toutefois pas les œuvres, a déjà été effectué au Carré vert. Par ailleurs, des dispositions ont été prises si les blocs d’aération venaient à tomber en panne. «Nous possédons un matériel de secours, avec notamment des déshumidificateurs, poursuit Dominik Remondino. Nous avons jusqu’à 72 heures pour l’acheminer, ce qui constitue une marge très généreuse, dans la mesure où tout est déjà prêt.»



Les lampes des désinsectiseurs électroniques attirent les bestioles volantes, qui sont capturées sur une plaque adhésive afin d’être identifiées.


Les petites bêtes, quant à elles, ont peu de chance d’élire domicile dans les entrepôts. On rencontre dans toutes les pièces de conservation un piège à bestioles volantes. Dans ces destructeurs électroniques munis de lampes, elles meurent sans se brûler les ailes, car «on doit savoir à qui on a affaire». Les rampants ont aussi droit à quelques chausse-trapes. Les dépôts disposent, en outre, au premier sous-sol, d’une chambre d’anoxie, au service de toutes les institutions qu’ils hébergent.

Elle consiste en une ample tente bleu nuit dans laquelle on place un meuble, par exemple. Puis, de l’azote est dispensé dans le caisson hermétiquement fermé afin d’en ôter l’oxygène; l’objet y séjourne au moins trois semaines, sous l’œil avisé d’un technicien spécialisé. Ce laps de temps suffit à venir à bout des éventuels locataires du bois ou du tissu, comme les vers xylophages ou les mites textiles, qu’on peut alors identifier.



La chambre d’anoxie permet de débarrasser œuvres et objets de la vermine. L’appareil, à gauche, diffuse de l’azote dans la tente, afin de réduire à zéro le taux d’oxygène.


Sur ce même étage se situe la chambre froide, où le mercure atteignait, le jour de notre visite, un petit 14,7 degrés et où règne une atmosphère moins humide qu’ailleurs (36%). Cette pièce est un outil indispensable à la préservation de certains éléments, comme les photos, les vidéos ou les métaux archéologiques sensibles à l’oxydation.

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