Voyage
dans le ventre
du MEG


Toutes les collections du Musée d’ethnographie sont aujourd’hui entreposées aux Ports Francs de Genève. Emballées, rangées dans des cartons, elles attendent le top départ vers leur nouveau lieu de stockage

C’est le grenier du MEG. Un entrepôt sans label ni balise de 2800 m2 au cœur des Ports Francs, qui abrite depuis 2003 les collections ethnographiques genevoises: plus de 74 000 objets, 100 000 photos, 8000 affiches et estampes, 21 000 supports audio. Tout ce qui n’est pas exposé dans le nouveau musée du boulevard Carl-Vogt, en somme. Ce butin, propriété des citoyens, sommeille dans de vastes dépôts, classé par continent. «Je pars en Afrique!» lance un conservateur, avant d’enfiler le boyau menant à la resserre hébergeant fétiches à clous et céramiques du Maghreb.

«C’est une ruche, un petit monde, un village qui travaille en permanence»

Vidéo: Dépôts du MEG aux Ports Francs

Depuis 2015, les réserves du MEG zonzonnent. «C’est une ruche, un petit monde, un village qui travaille en permanence», résume Boris Wastiau, le directeur de l’institution. Conservateurs, restaurateurs, techniciens, civilistes et stagiaires s’affairent. Ils préparent «LE déménagement des collections», un événement qui se produit une fois par siècle, et encore. Les nouveaux espaces sont prêts. Nommés Carré vert, ils se déploient sur quatre étages partagés avec le Musée d’art et d’histoire (MAH), le Musée Ariana, la Bibliothèque de Genève et le FMAC (Fonds municipal d’art contemporain).

Étagères roulantes, tablards et tiroirs par milliers attendent leurs hôtes dans un décor de béton gris pâle très high-tech, sous un climat à la température constante et à l’hygrométrie sévèrement régulée. Tous les pièges censés assurer aux trésors ethnographiques un avenir radieux sont en place.

«Je dors très bien!»

Même si les entrepôts neufs des collections genevoises, appartenant à la Ville, se situent à un jet de pierre des Ports Francs, impossible, comme l’aurait rêvé Isabel Garcia Gomez, conservatrice-restauratrice au MEG, «de poser tous les objets sur un chariot que l’on aurait poussé le long d’un souterrain jusqu’aux nouvelles réserves. Cela aurait été si simple!» Au lieu de quoi, voilà les employés du MEG embarqués dans une migration qui génère un travail de titan et suppose une organisation réglée comme du papier à musique.



Isabel Garcia Gomez supervise l'emballage des objets depuis un an.


Le diktat du calendrier – déménager dans un créneau précis, dès 2019 – impose sa loi. Mais mille autres contraintes sont venues compliquer la tâche de Carine Ayélé Durand, conservatrice en chef, responsable de l’unité Collections. Arrivée au MEG en 2015, elle est la prêtresse du grand chambardement. En ce début de mois de décembre, elle affirme: «On est dans les temps. Je suis tranquille, je dors très bien!»

Avant d’en arriver là, il a fallu évaluer les collections, contrôler l’inventaire, la place de chaque objet et son état de conservation. «Nous n’avons pas effectué de restauration, souligne Isabel Garcia Gomez, nous n’avions pas le temps. Un très gros travail a toutefois été effectué par ma collaboratrice, Lucie Monot, pour conditionner dans de nouvelles boîtes non acides chaque plume d’Amazonie… et je peux vous dire qu’il y en a des quantités! Des supports ont aussi été mis au point pour soutenir durant le transport les écorces peintes d’Océanie.» Un coup de plumeau a été passé sur les pièces volumineuses, attirantes pour les minons. Puis l’emballage a démarré.



Les 4800 cartons contenant les 74 350 objets 3D, empilés sur des palettes, sont amenés par Christian Rochat dans une zone de transit affectée au stockage, jusqu’à leur départ en camion pour le Carré vert.


Logiciel de traçabilité

«Ce qui nous complique la tâche, note Carine Ayélé Durand, c’est que les camions ne partent pas tout de suite; ils transporteront les cartons au cours du premier semestre 2019, à raison de deux à trois véhicules par jour. En outre, nous ne disposons pas d’une zone de stockage, ici, aux Ports Francs. Nous avons donc été contraints de vider une réserve pour y entreposer les cartons groupés sur des palettes.» Elles sont là, ces palettes, fastueuses malles aux trésors sanglées dans un corset de plastique transparent, estampillées de gommettes colorées. Le bleu? «C’est pour les Amériques. L’orange? L’Océanie. Le vert? L’Afrique. Notre cauchemar serait de perdre la trace d’une pièce, confesse la responsable, aussi avons-nous élaboré nos propres outils de gestion du déménagement.»

«Notre cauchemar serait de perdre la trace d'une pièce»

Grégoire De Ceuninck, conservateur en charge des nouvelles technologies, a développé Musinfo, la base de données des collections du MEG, et créé un logiciel sur mesure pour le grand remue-ménage spatial, nommé Tracking objects. «Notre assurance de traçabilité», lâche Carine Ayélé Durand dans un soupir de soulagement. Pas de code-barres au MEG, contrairement au MAH qui a adopté ce système.

«Chaque objet est pisté dans notre intranet: nous avons sa photo, son numéro d’inventaire, sa localisation aux Ports Francs, où il se trouve en transit, son emplacement dans les futurs locaux du Carré vert, le nom de la personne déclarant qu’il a été emballé, à quelle date, ainsi qu’un numéro de carton, énumère Grégoire De Ceuninck. Nous imprimons ensuite une étiquette indiquant la localisation dans la nouvelle réserve.»

«Chaque objet est pisté dans notre intranet»

Chaque palette quittant les anciens entrepôts sera inscrite dans le Tracking par le conservateur en personne. Un scripte l’introduira dans la base de données à l’arrivée. Et si survient un couac? «Eh bien! nous passerons en mode «dégradé», répond le spécialiste dans un haussement d’épaules. Papier et crayon!»

Puzzle géant

Replacer les collections du MEG dans leurs réserves a suscité, par anticipation, une formidable partie de Tetris virtuelle. Les nouveaux espaces ont été configurés et habillés sur mesure, de la dimension de chaque resserre au nombre d’étagères roulantes, de la taille des cartons à la hauteur des tablards et des tiroirs. Reste à savoir si les pièces du puzzle géant s’emboîteront correctement. Voilà le spectre qui hante Stephan Freivogel, aidé de sa créature, «Marguerite».



Le MEG a reçu l’appui de civilistes (ici Luca Lavalle et Théo Serin), qui ont été formés à l’emballage et à la manutention.


Courant 2019, les objets devront être déballés rapidement. «Les cartons utilisés pour le transport sont acides. Vu leur coût, les boîtes au pH neutre sont réservées aux pièces qui y resteront stockées – comme les plumes amazoniennes – en raison de leur caractère particulièrement sensible à la lumière, à la poussière ou aux infestations», précise Isabel Garcia Gomez. Ce sera la seule exception, car pour tous les conservateurs du MEG, il est indispensable de garder «leurs» objets à l’œil.

Vidéo: Présentation des nouveaux dépôts du Carré vert


Emballage: le salut par les gaufres


Campée devant «l’appareil à gaufres», Isabel Garcia Gomez sourit d’aise: «On adore cette machine! Hélas, il faudra la rendre, nous ne l’avons louée que pour le déménagement.» La conservatrice restauratrice responsable a trouvé le moyen de fabriquer les meilleurs pare-chocs qui soient pour caler les objets dans les cartons: des feuilles de papier pliées par l’engin en forme de coussinets dodus. C’est qu’entre contingences budgétaires et conscience écologique, il a fallu jouer serré: «La mousse de polyuréthane est trop chère; les chips de Sagex et les coussins en plastique ne sont pas recyclables. Nous avons donc choisi les gaufres.»

Trois tonnes de papier ont été commandées, 1000 kilos de feuilles de soie et 4800 cartons pour empaqueter, en 398 jours, très exactement 74 350 objets 3D. La tâche donne le tournis. Tout le personnel du MEG a été réquisitionné: les treize membres de l’unité Collections, les employés de la bibliothèque - fermée au public durant l’été pour libérer des forces - la régie sécurité, le service de communication, des civilistes et même des bénévoles. Une expérience très enrichissante, selon les participants.




Isabel Garcia Gomez, conservatrice restauratrice en chef

Carine Ayélé Durand: «Quand on emballe, on parle; on apprend à connaître les spécificités du travail des uns et des autres. En utilisant nos mains, les idées surgissent, les projets naissent.» Les cartons, eux, sont mis en forme par les collaborateurs des Établissements publics pour l’intégration. L’emballage des très grandes pièces et des objets de la réserve Europe vont être emmaillotés par des professionnels, ceux-là mêmes qui procéderont au transport par camion de toutes les collections.

Pour l’heure, la seule victime du déménagement est une calebasse qui, déjà fendue, s’est brisée. «Le déballage sera infiniment plus délicat», met en garde Isabel Garcia Gomez.


Planification: le zèle de «Marguerite»


Son prénom ne doit rien à Faust, même si la tâche qui lui incombe est diabolique. «Marguerite est un outil informatique, un tableau Excel complexifié que j’ai développé pour ranger virtuellement les collections dans les nouveaux dépôts, plusieurs mois avant le déménagement», explique Stephan Freivogel, technicien des collections. Ce diplômé de l’École des beaux-arts, qui étudie la philosophie, a pour mission «d’aider les conservateurs à optimiser l’organisation physique des collections sur le mobilier de stockage». Autant dire caser un contorsionniste dans une boîte d’allumettes en perdant le minimum de place.

Marguerite (de Marguerite Lobsiger-Dellenbach, assistante d’Eugène Pittard, puis directrice du MEG) a permis de déterminer le nombre d’étagères roulantes, de tiroirs et de tablards utiles à chaque collection, de fixer les hauteurs des rangements, en respectant des contraintes de nature scientifique, de taille, de provenance et de conservation. «Marguerite m’a permis de visualiser les rocades des objets», résume Stephan Freivogel.




Stephan Freivogel, technicien des collections, concepteur de «Marguerite».


Réorganisation: bataille navale pour l'Afrique


Si la collection Afrique n’est pas la plus volumineuse - c’est l’Europe, avec trois réserves - elle est une des plus riches, avec 17 696 objets. Quelque 1800 tablards sont nécessaires pour la ranger au Carré vert. Stephan Freivogel lui a appliqué Marguerite pendant un an, engageant «une sorte de formidable bataille navale avec Floriane Morin». La conservatrice en charge de l’Afrique se félicite du résultat: «Nous avons récupéré beaucoup d’espace en rationalisant. Bénéficiant d’assez de place et de budget, j’ai pu créer ma réserve idéale, tant du point de vue typologique que géographique et historique.»




Floriane Morin, conservatrice en charge de la collection Afrique.

Floriane Morin documente avec régularité ce vaste remue-ménage sur Instagram (moving_curator). Elle souligne: «Emballer puis déballer le fonds africain du MEG, c’est l’opportunité rare de manipuler tous ses composants sans chercher ni choisir. C’est libérer son regard puisque aucun filtre de sélection n’est alors requis. Ce processus crée fatalement une nouvelle égalité entre des pièces aux provenances prestigieuses et anonymes, entre les objets modestes de la vie quotidienne et les symboles du pouvoir et du sacré.»

© Tamedia