Bobos en ville
bobo à l’âme
des quartiers?

On les perçoit comme les nouveaux colonisateurs de nos quartiers. Même si la ville n’a pas attendu les bobos pour changer de visage, toujours en douceur

Les Grottes, son marché et ses maisons taguées, elle a tout de suite aimé. Alors Julie la Québécoise s’y est installée en arrivant à Genève. Fonctionnaire internationale, elle sait qu’elle gagne bien plus que ses voisins, mais elle espère que les nouveaux arrivants comme elle ne vont pas trop changer le quartier.

À la rue de la Coulouvrenière, Mathieu de Songy a ouvert le 23, à deux pas de l’Usine. Son bar à champagne a «dynamisé la rue et repoussé la zone de deal», dit-il. Ses clients banquiers osent désormais traverser le boulevard Georges-Favon, ancienne frontière d’une «Genève propre».

À Saint-Gervais, la rue des Étuves s’est remplie de bars branchés, de magasins de luxe et de petits restos à l’emporter depuis que la banque HSBC a investi les lieux. Mais le cinéma porno résiste, raconte Ronald, son projectionniste.

La «Tribune de Genève» est allée à la rencontre de Julie, Mathieu, Ronald et de bien d’autres. Elle a donné la parole à ces nouveaux habitants, souvent perçus comme des colonisateurs par ceux qui étaient déjà dans la place. Ces points de vue croisés sont à écouter dans notre série d’interviews à podcaster sur notre site internet, sous le titre «Des bobos dans mon quartier».

Quand la ville change et qu’elle monte en gamme, chassant les plus pauvres, on parle de gentrification. Autrement dit, d’embourgeoisement. Genève est-elle frappée par ce mal qui ronge les capitales? Les bobos sont-ils en train de nous imposer leur mode de vie?


à la rue de Berne aux Pâquis, un hôtel Ibis a remplacé le Nash, un temps qualifié de «pire hôtel du monde»

Déjà des précédents

La gentrification n’a pas attendu les bobos pour transformer des pans de ville. Il y a quarante ans, les Grottes, quartier alors délaissé, ont été réhabilitées sous l’impulsion des squatteurs avant qu’artistes et intellos ne fassent leur nid dans les anciens taudis d’ouvriers.

«La gentrification n’a pas attendu les bobos pour transformer des pans de ville»

À la même époque, une ribambelle de bars ont investi un Carouge assoupi pour en faire un haut lieu de la vie nocturne. Les boutiques branchées ont suivi et une classe moyenne supérieure a pris ses aises dans la vieille cité rénovée. Même les Pâquis ont changé. Un vieux militant socialiste, immigré espagnol, raconte comment ses compatriotes, il y a trente ans, vivaient ici comme dans un village ibérique et se retrouvaient en famille le dimanche autour d’une table du Ruedo. Depuis, ils sont partis en périphérie à la recherche de logis plus confortables.

Et aujourd’hui, à qui le tour? Réponse difficile. La gentrification ne se mesure pas facilement. Les statistiques ne permettent pas de comparer des chiffres dans la durée. Un profil socio-économique existe pour chaque quartier mais n’est disponible que pour 2009. Impossible de tracer une évolution.

Des lois protectrices

Toutefois, la gentrification frappe moins à Genève qu’à Londres ou Berlin. Les experts sont d’accord sur ce point. Plusieurs raisons à cela, comme l’explique le géographe Patrick Rérat. D’abord, les appartements à vendre sont peu nombreux au centre-ville, ce qui incite des ménages aux revenus élevés, susceptibles de «gentrifier» la ville, à habiter en périphérie. Ensuite, il n’existe pas de quartier laissé à l’abandon qui pourrait faire l’objet d’une opération de démolition-reconstruction qui chasserait les pauvres. Enfin, le droit du bail protège relativement bien les locataires.

Genève dispose en outre de la loi sur les démolitions (LDTR), qui limite la hausse des loyers lors de rénovations. C’est efficace si on compare avec la ville de Zurich, qui, elle, ne dispose pas d’une telle loi. En 2010, les autorités ont fermé au trafic la Weststrasse, une rue bruyante et populaire. Une année plus tard, de nombreux locataires avaient reçu leur congé et les rénovations battaient leur plein. L’impact a été tel qu’aujourd’hui les habitants de la Rosengartenstrasse, un autre axe de transit, voient d’un mauvais œil la réduction du trafic prévue: le bruit leur assure des petits loyers!

Une rue comme une galerie d’art

C’est surtout à l’œil que les changements sont les plus forts. La transformation de l’offre commerciale modifie fortement l’image d’un quartier. Ce phénomène est très visible à la Jonction. Il a commencé il y a vingt ans. Uni Mail a entraîné la multiplication des bars à la rue de l’École-de-Médecine. L’installation du Musée d’art moderne et contemporain dans l’ancienne usine de la SIP a transformé la rue des Bains en galerie d’art. Par la suite, bars à soupes, yoghourterie et magasins de design ont essaimé.


Le quartier des Grottes

Pourtant, les commerces de bobos à la Jonction n’impliquent pas forcément un changement de population. Car beaucoup d’immeubles appartiennent à des collectivités publiques, où les loyers restent stables. En revanche, il est probable que les habitants perdent leurs repères et se sentent moins à l’aise dans leur quartier.

Quartiers chers mais pas bobos

Les hausses des loyers ne coïncident pas forcément avec l’embourgeoisement d’un quartier. Mais leur analyse permet de tirer quelques remarques intéressantes. Le secteur où la hausse des loyers pour les nouveaux locataires a été la plus forte ces douze dernières années est celui de Grand-Pré-Vermont (+39%). Cela exprime l’attrait qu’exerce ce quartier, qui n’a pourtant rien de bobo, sur les fonctionnaires internationaux. La hausse est similaire dans le secteur Cluse-Philosophe, qui lui non plus n’a pas beaucoup changé. Ici, c’est la proximité de l’hôpital qui attire les médecins.

«La transformation de l’offre commerciale modifie fortement l’image d’un quartier»

À l’inverse, dans le secteur Jonction-Plainpalais, apparemment bien gentrifié, la hausse des loyers est l’une des plus faibles (+14%) de la ville. Aux Pâquis? Elle est dans la moyenne (27%). Il faut croire que les surélévations, parfois décriées par les Pâquisards, n’ont qu’un effet relatif. Conclusion: il faut se méfier des effets d’optique que provoquent les arcades et les opérations immobilières ponctuelles.

En revanche, une lecture fine de ces chiffres fournit un autre enseignement: la différence du loyer moyen entre les quartiers a légèrement augmenté en douze ans. Cela signifie que la ville est moins homogène en termes de loyers, et peut-être aussi en termes de population. Si c’était le cas, on verrait un des effets à l’œuvre de la gentrification: des espaces moins mélangés, une existence entre gens du même monde.

«Bobo»: un mot fourre-tout parfois bien pratique

Chercheur en sociologie à l’Université de Genève, Maxime Felder a étudié comment s’élaborent les relations sociales dans les quartiers. Interview.

Qu’est-ce que le bobo inspire au sociologue que vous êtes?

Le bobo est un terme fourre-tout qui décrit aussi bien l’artiste désargenté que le jeune bourgeois qui s’installe dans une surélévation. Parfois d’ailleurs, ce sont les mêmes à des périodes différentes de leur vie. Pour les gens, c’est un terme bien utile qui permet de décrire une population par rapport à laquelle on veut se distancer, celle qui arrive dans le quartier et contribue à sa transformation. Mais ces personnes sont très différentes. À New York, dans les années 80, ce sont les golden-boys de la finance qui ont changé la ville. Ailleurs, ce peut être l’alternatif qui roule à vélo.


Ce sont donc les soldats de ce qu’on appelle la gentrification?

Là aussi, c’est un terme qui englobe de multiples réalités et qu’il n’est pas facile de mesurer statistiquement. On parle de gentrification quand, par exemple, un quartier ouvrier devient occupé par des gens qui travaillent dans le tertiaire. Cela peut certes correspondre à l’arrivée de nouveaux habitants, mais cela peut aussi refléter une mutation dans le marché du travail. La gentrification permet de mettre un mot sur ce qui change, mais c’est souvent simplificateur. On mettra sur son compte la rénovation d’une boulangerie, alors qu’on a juste affaire à un jeune qui reprend le commerce. Si un tapissier ferme, c’est peut-être simplement parce que plus personne ne fait réparer ses fauteuils.

Les habitants sont très sensibles aux changements de commerces, dites-vous.

Oui, mes études le montrent clairement. Mais souvent on retient surtout une ou deux boutiques dans l’image qu’on se fait de son quartier. Si l’une d’elles disparaît, on a l’impression que tout change. De même, l’arrivée d’une yoghourterie, par exemple, ne passe pas inaperçue. Une personne âgée n’osera pas y entrer si elle ne connaît pas. En effet, les commerces signalent aussi qui est légitime dans le quartier, qui est le bienvenu.

«La gentrification permet de mettre un mot sur ce qui change, mais c’est souvent simplificateur»

Cela crée-t-il un sentiment d’exclusion?

La vitesse à laquelle s’opèrent ces changements est cruciale. Si cela va trop vite, les gens n’ont plus de repères, perdent confiance et finissent par éviter certains espaces.

Pourquoi parlez-vous de perte de confiance?

On peut faire le parallèle avec la manière dont les habitants se familiarisent avec le voisinage dans leur immeuble. Il y a ces petits échanges polis et souvent superficiels dans l’ascenseur, mais il y a tout un apprentissage à faire sur son environnement. Le bruit bizarre qui vient chaque matin du voisin, on comprend qu’il s’agit de sa machine à café. L’autre voisin qui pique de grosses colères, on finit par se dire qu’il n’est pas dangereux. Tous ces petits événements, d’abord dérangeants, deviennent prévisibles et créent justement la confiance. Même si l’on n’a pas une vie sociale intense, on ne vit pas dans l’inconnu. On reconnaît des lieux, des signes, des repères, ce qui permet de se sentir chez soi.

Participer à la vie du quartier, c’est bon pour l’intégration?

Bien sûr. Bien qu’il y ait aujourd’hui une sorte d’injonction à se mélanger, à se confronter à l’autre, à participer à la vie de quartier. Mais si tout le monde voulait organiser la Fête des voisins, ce serait la guerre. En fait, les gens sont complémentaires. Certains d’entre eux organisent quelque chose parce que l’occasion se présente et que les autres les laissent faire. D’ailleurs, plus on investit un quartier pour le rendre vivant, en organisant des événements culturels ou des marchés, plus on risque de le gentrifier. C’est le paradoxe.

«La vitesse à laquelle s’opèrent ces changements est cruciale. Si cela va trop vite, les gens n’ont plus de repères»
© Tamedia