César, y es-tu?

Mais quel visage avait le grand Jules?

Sur le mur vert épinard derrière César exposé au MAH, le cartel interroge: «Qui suis-je?» «Par cette question, j’entends poser le débat.» Béatrice Blandin, conservatrice en charge de l’archéologie au Musée d’art et d’histoire et commissaire de l’exposition «César et le Rhône. Chefs-d’œuvre antiques d’Arles», n’a pas l’intention d’intervenir dans la querelle d’experts autour de l’identification du fameux buste. César? Pas César? Pour la responsable de l’accrochage, l’essentiel n’est pas là. «Il s’agit d’une pièce centrale. Nous la mettons à l’honneur, mais nous devons conserver en parallèle une approche d’archéologues et alimenter la discussion, la susciter.»


Béatrice Blandin, conservatrice en charge de l’archéologie au MAH et commissaire de l’exposition «César et le Rhône. Chefs-d’œuvre antiques d’Arles».

Ce qui est certain, pour la commissaire, c’est que le marbre dans lequel la tête a été sculptée vient du Dokimeion, en Turquie, et que par conséquent, ce matériau importé, donc coûteux, signale un personnage appartenant à l’élite romaine. «Nous savons aussi qu’il s’agit d’un portrait républicain, qui accentue les caractéristiques physiques de la personne représentée, car elles délivrent un message. Elles collent à un idéal de sévérité, frugalité et autorité que devrait honorer un homme politique, un gouvernant par exemple.» Dernière certitude, les textes sont formels: il existait à Rome et dans tous les territoires sous sa domination de nombreuses représentations de Jules César. Mais lorsqu’on les retrouve, manque leur étiquette…

Le buste antique, fleuron de l’actuelle exposition du Musée d’art et d’histoire, représente-t-il le dictateur romain? Ou un quidam oublié? Les avis divergent; les experts débattent. Et comme les portraits de César sont peu nombreux, il s’avère difficile de trancher.

Tête à tête

Portrait du type de Tusculum

Appartenant à une série de sept ou huit unités, ce portrait fait l’unanimité: c’est Jules César. L’œuvre a été sculptée dans un marbre blanc à grain fin vers 44 av. J.-C., peut-être juste avant ou juste après le décès du dictateur. Il présente ici un visage très amaigri; on sait qu’il était malade à la fin de sa vie. Cette tête a été découverte sur le site de Tusculum, près de Fascati, lors des fouilles de Lucien Bonaparte.

Portrait «Chiaramonti»

Le portrait «Chiaramonti» de César date de la période augustéenne; il a été modelé dans du marbre blanc à grain fin vers 40 av. J.-C., donc quatre ans après sa mort. Il a peut-être été réalisé d’après son masque funéraire en cire. On faisait cette empreinte sur le défunt, on la montrait lors des obsèques, puis on la conservait dans un meuble spécial pour réaliser des portraits de lui par la suite.

Portrait «Camposanto»

Sculpté dans le marbre de Carrare vers 40 av. J.-C., ce portrait pourrait lui aussi avoir été réalisé d’après le masque funéraire de César. Les ailes du nez pincées, les oreilles collées et le «cou de poulet» rendent cette thèse crédible, selon les légistes de la Timone, à Marseille, consultés par Luc Long. On ignore le lieu de la découverte de cette tête, ainsi que son contexte archéologique.

Denier d’argent de César

Ce denier en argent, propriété du MAH, a été frappé entre février et mars 44 av. J.-C. Il représente César. Sa tête est ornée de lauriers. L’inscription CAESAR DICT (ator) PERPETUO est bien visible. En janvier, César avait obtenu des sénateurs romains l’autorisation exceptionnelle de faire graver son effigie sur une monnaie de son vivant, inaugurant ainsi l’art du portrait monétaire.

Têtes sculptées d’esclaves affranchis

Pour Lorenz Baumer, professeur d’archéologie classique à l’Université de Genève, le buste exposé au MAH aurait appartenu à un relief funéraire semblable à celui-ci. Ces sculptures décoraient, à Rome, les tombeaux des «liberti», les esclaves affranchis. Certains, devenus riches et puissants, faisaient édifier pour eux et leur famille d’imposants mausolées ornés de reliefs sculptés, portraits en pierre installés dans des coquilles. Sur cet exemple, Lucius Antistius Sarculo et Antistia Plutia ont «des bustes dévêtus, arrondis et relativement grands, des têtes sculptées en ronde-bosse à l’exception de la partie arrière où elles touchent le fond, et, enfin, une orientation asymétrique et divergente de la tête et du buste», analyse Lorenz Baumer.

«Je veux rester factuel!»

«Mais c’est César!» Lorsqu’il se retrouve nez à nez avec une tête en marbre engluée dans les boues du Rhône, l’archéologue-plongeur Luc Long est formel: «La calvitie, les rides, le regard perçant… J’ai déjà croisé ce regard, il n’y a pas de doute.» On est en 2007, et Luc Long vient de faire une découverte qui va changer la face du monde, comme diraient les fans d’«Astérix». Une trouvaille offrant un visage à César. Ce buste sculpté, montré jusqu’au 26 mai au MAH dans l’exposition «César et le Rhône. Chefs-d’œuvre antiques d’Arles», serait la toute première représentation du dictateur, et le seul portrait exécuté de son vivant connu à ce jour.

Douze ans plus tard, Luc Long n’a pas changé d’avis (lire ci-dessous). Son interprétation est pourtant contestée, et avec véhémence. Pour Lorenz Baumer, professeur d’archéologie classique à l’Université de Genève, cette tête ne saurait en aucun cas représenter le célèbre Jules. Et il le démontre. «Est-ce que les traits du visage sont comme ci ou comme ça? Cette tête ressemble-t-elle assez ou non aux différentes représentations que l’on a du dictateur, sur les monnaies notamment? Jusqu’à présent, toutes les discussions ont tourné autour de ça. Pour ma part, je n’entre pas en matière sur ces considérations de similitude, toujours difficiles à trancher. Pour tout vous dire, elles ne m’intéressent pas», déclare sans ambages le chercheur installé à Genève depuis dix ans. «Je veux rester factuel et me centrer sur une seule approche: le monument.»


Lorenz Baumer Professeur d’archéologie classique à l’Université de Genève, au deuxième plan, derrière Laurent Chrzanovski.

Lorenz Baumer étudie donc la sculpture en tant qu’objet, reléguant l’identité du personnage au second plan. Premier constat: la tête en marbre blanc du Dokimeion (dans la Phrygie antique, au sud de la Turquie actuelle), de grandeur naturelle, datant du milieu du Ier siècle av. J.-C., ne saurait, selon lui, avoir été sculptée en ronde-bosse pour une statue: «Le torse semble avoir été nu: on ne distingue ni l’échancrure carrée d’une cuirasse, ni celle, qui serait très petite, d’une toge. Or une statue de Jules César montrée en public n’aurait jamais été dévêtue, dans le monde romain.» L’arrière de la tête est aplati. Trois perforations attestent d’une accroche avec des goujons de métal, dont deux étaient encore en place lorsque la pièce a été retrouvée dans le Rhône. La tête a-t-elle été brisée, puis réparée? L’arrière du crâne était-il taillé dans une autre pierre, le calcaire par exemple? Mystère. Ce qui est certain aux yeux de Lorenz Baumer, c’est que cette tête ne s’insérait pas plus sur une statue en pied que sur un buste: le socle de celui-ci «aurait été situé bien en avant du centre de gravité de la tête», mettant en péril la stabilité de l’objet.

Le portrait d’un affranchi?

D’autres considérations encore, plus pointues – la courbure asymétrique de la base du buste, l’inclinaison de la tête vers la droite notamment – poussent l’archéologue à poser son diagnostic: «Ce portrait appartenait à un relief. Il était disposé comme sortant d’un cadre. On parle en allemand de «Fenstergucker» (ndlr: spectateurs à la fenêtre). Et ce qui me fait le plus penser à ce type de représentations, ce sont les reliefs qui décoraient, à Rome, les monuments funéraires des «liberti», ces esclaves affranchis dont certains ont fait de belles carrières, sont devenus riches et ont accédé à des positions en vue. Installées dans des coquilles, ces figures avaient souvent le buste dévêtu. Les têtes étaient taillées en ronde-bosse, à l’exception de l’arrière, car elles touchaient le fond de la niche.» Si l’on suit Lorenz Baumer, aucune chance que la tête du Rhône soit celle de César!
Pour convaincante qu’elle soit, la démonstration de Lorenz Baumer a ses limites, que le professeur genevois souligne lui-même: les autres exemples de monuments funéraires de cette sorte se trouvent à Rome. Un riche affranchi aurait-il émigré à Arles et se serait-il fait construire un mausolée «comme là-bas»? C’est possible. À moins que la tête en marbre bellement sculptée, donc précieuse, ait été récupérée sur un tombeau de la Ville éternelle et expédiée dans la colonie des bords du Rhône pour y orner quelque monument?

L’homme d’âge mûr figuré ici reste un inconnu. Ce que l’on sait, c’est qu’«à l’époque de la République, le portrait romain représentait une personne, mais délivrait aussi un message politique ou social», relève le professeur d’archéologie. «Certains traits expriment la sagesse, l’expérience ou l’action. Dans une sculpture, surtout dans un si beau marbre, rien n’a été fait au hasard par le sculpteur.» Celui qui a taillé cette tête voulait exprimer quelque chose de plus qu’une ressemblance avec un personnage existant ou ayant existé.





















«Le visage est un peu trop plein»,
dixit Suetone


Suétone vécut à la fin du Ier et au début du IIe siècle de notre ère, donc bien après Jules César, né le 12 ou le 13 juillet 100 av. J.-C. à Rome, et mort aux Ides de Mars (le 15 mars), en 44 av. J.-C. De ce dignitaire romain – nommé Gaius Suetonius Tranquillus en latin – on ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’il était haut fonctionnaire, membre de l’ordre équestre et auteur de nombreux ouvrages dont les «Vies des douze Césars», qui rassemblent les biographies de Jules César à Domitien.
Il a brossé un portrait détaillé du dictateur:
«Il avait, dit-on, une haute stature, le teint blanc, les membres bien faits, le visage un peu trop plein, les yeux noirs et vifs, une santé robuste, si ce n’est que, dans les derniers temps de sa vie, il était sujet à des syncopes subites et à des terreurs nocturnes qui troublaient son sommeil.
Deux fois aussi, il fut atteint d’épilepsie dans l’exercice de ses devoirs publics. Il attachait trop d’importance au soin de son corps; et, non content de se faire tondre et raser de près, il se faisait encore épiler, comme on le lui reprocha. Il supportait très péniblement le désagrément d’être chauve, qui l’exposa maintes fois aux railleries de ses ennemis.
Aussi ramenait-il habituellement sur son front ses rares cheveux de derrière; et de tous les honneurs que lui décernèrent le peuple et le Sénat, aucun ne lui fut plus agréable que le droit de porter toujours une couronne de laurier. On dit aussi que sa mise était recherchée, et son laticlave garni de franges qui lui descendaient sur les mains. C’était toujours par dessus ce vêtement qu’il mettait sa ceinture, et il la portait fort lâche; habitude qui fit dire souvent à Sylla, en s’adressant aux grands: «Méfiez-vous de ce jeune homme, qui met si mal sa ceinture.»
Traduit du latin dans la Bibliotheca selecta classica

«Ma certitude, c'est que c'est bien lui!»


Lug Long, plongeur archéologue.

Luc Long a donné un visage à Jules César, et il n’en démord pas: cette tête qu’il a découverte dans le Rhône est celle du dictateur romain. «Au premier coup d’œil, j’ai reconnu certains marqueurs.» Et l’archéologue d’énumérer: il s’agit d’une sculpture marmoréenne de superbe qualité, avec une pomme d’adam très forte (peut-être un goitre), une mèche rabattue depuis l’arrière du crâne pour masquer une calvitie qui apparaît sur les tempes, une face marquée par l’âge, des rides dans le cou. «Le style signale la période républicaine, l’hyperréalisme des portraits du milieu du Ier s. av. J.-C. et le vérisme bourgeois», précise-t-il. Mais pour Luc Long, «il y a quelque chose de magique, de l’ordre de l’intime conviction: ce regard, ce visage, ce port de tête si noble, c’est César.»

Encore faut-il le démontrer… Dans les mois qui suivent la découverte, il travaille «dans le plus grand secret»: les «pirates» rôdent, l’information doit être tenue secrète jusqu’à ce que la ministre en place puisse communiquer la nouvelle. «Je n’ai pas pu confronter mes idées avec de nombreux spécialistes, ni diffuser l’image dans tous les laboratoires de sculpture que je connais.» Luc Long se rend toutefois à diverses reprises en Italie pour examiner les portraits attribués à César avec certitude, de type «Tusculum», «Chiaramonti» et «Camposanto» (voir photos ci-contre). Il fait fabriquer à Turin un modèle numérique en 3D du visage du dictateur d’après le portrait de Tusculum. Il consulte des experts; certains sont formels et confirment l’identification, d’autres sont dubitatifs. «Le problème avec les spécialistes de la sculpture, c’est qu’ils évaluent tout sur photos; ce sont de grands érudits, mais voir l’objet en face, le toucher, le soupeser, c’est différent. Il évoque alors quelque chose de plus.»

Un Rodin ou un Michel-Ange

Luc Long poursuit ses recherches: «J’ai lu l’équivalent de 2 m3 de documents.» Il s’essaie à la sculpture: «Je connais un peu les arts plastiques et le travail de la terre, alors j’ai acheté du marbre de Carrare et je me suis lancé. J’en ai tiré une certitude: avec cette tête, on a affaire à un Rodin ou un Michel-Ange! L’artiste a carrément incisé la chair. Nous avons là un des plus beaux portraits d’époque romaine que je connaisse, sûrement une œuvre unique, peut-être le fait d’un sculpteur grec. On sait que César a passé commande de portraits de lui-même.»
L’autre argument qui permet à Luc Long d’affirmer l’identité de «son» buste, c’est le contexte archéologique. La tête n’était pas seule dans le lit du Rhône. «Elle faisait partie d’un groupe d’une quarantaine de sculptures, toutes des divinités païennes: un Neptune, plusieurs Bacchus et Vénus, des Dioscures, Esculape, Artémis, Pan, des Satyres et des Ménades», relate le plongeur.

«Si c'est une divinité, c'est César»
Les œuvres d’art ont été découpées en morceaux de 20 à 25 kilos, selon la dimension d’un four à chaux dans lequel elles devaient être englouties. «Nous sommes à la fin du IVe siècle, sous l’empereur Théodose. Règne à Arles un christianisme intégriste: Théodose émet des décrets mettant à mort ceux qui honorent encore les anciens dieux et vénèrent «les poupées fardées». Un nettoyage culturel et religieux était intensivement pratiqué», explique l’archéologue. Les statues païennes, vouées à la destruction, faisaient le bonheur des chaufourniers qui les recyclaient.

César aurait été assimilé aux divinités des anciens cultes. Selon Luc Long, son buste aurait pu orner un pont à l’entrée d’Arles. Et comme elles, il aurait échappé au four grâce à une crue du Rhône. En débordant à plusieurs reprises, le fleuve a aspiré le groupe englué dans la boue, chaque pièce a glissé dans l’eau en suivant sa trajectoire. «J’ai donc devant moi un portrait qui appartient à un groupe sacré. Si ce n’est pas une divinité, si c’est un notable qui s’est fait représenter «à la manière de César», alors c’est un intrus, il n’a rien à faire là. Si c’est une divinité, c’est César.» Mais en scientifique, Luc Long ne ferme pas la porte à d’autres interprétations: «L’archéologie, c’est 77% de doute. Le reste, c’est de la certitude. Voilà la mienne!»

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